Mikael glissa la main dans sa poche et enclencha un magnétophone. Parano, moi ? Il n'avait aucune idée de ce que voulait Henrik Vanger, mais après le pétrin de l'année passée avec Hans-Erik Wennerström, il tenait à garder un témoignage précis de toutes les choses bizarres qui se passaient dans son entourage, et cette soudaine invitation à Hedestad appartenait définitivement à cette catégorie.
L'ancien industriel tapota l'épaule de Dirch Frode en guise d'au revoir et ferma la porte d'entrée, avant de reporter son intérêt sur Mikael.
— Dans ce cas je ne vais pas y aller par quatre chemins. Ce n'est pas un jeu. Je voudrais parler avec vous, mais ce que j'ai à dire exige un long entretien. Je vous demande d'écouter ce que j'ai à dire et de ne vous décider qu'ensuite. Vous êtes journaliste et je voudrais vous engager pour une mission. Anna a servi le café dans mon cabinet de travail à l'étage.
HENRIK VANGER MONTRA le chemin et Mikael le suivit. Ils entrèrent dans un cabinet de travail tout en longueur, de près de quarante mètres carrés, situé au bout de la maison. Un des murs était dominé par des rayonnages de livres de dix mètres de long, du sol au plafond, un mélange incroyable de romans, biographies, livres d'histoire, manuels de commerce et de pêche et dossiers A4. Les livres étaient rangés sans classement visible mais apparemment consultés régulièrement, et Mikael en tira la conclusion que Henrik Vanger était un homme qui lisait. Le mur en face était occupé par un bureau en chêne sombre, placé de façon que son utilisateur soit tourné vers la pièce. Au mur était accrochée une importante collection de fleurs pressées disposée en alignements méticuleux.
Par la fenêtre sur le petit côté, Henrik Vanger pouvait observer le pont et l'église. Il y avait un canapé et des fauteuils, avec une table basse sur laquelle Anna avait disposé des tasses, un thermos et des pâtisseries maison.
Henrik Vanger fit un geste pour inviter Mikael à s'asseoir, geste que Mikael fit semblant de ne pas voir, ce qui lui permit de faire un petit tour des lieux. Il observa d'abord la bibliothèque puis le mur avec les encadrements. Le bureau était rangé, à part quelques papiers empilés. Au bout du plateau il y avait une photographie encadrée d'une jeune et belle fille brune au regard espiègle ; une demoiselle qui fera des dégâts, pensa Mikael. C'était manifestement une photo de première communion, décolorée, qui donnait l'impression d'être là depuis de nombreuses années. Mikael se rendit soudain compte que Henrik Vanger l'observait.
— Tu te souviens d'elle, Mikael ? demanda-t-il.
— Comment ça ? Mikael leva les sourcils.
— Oui, tu l'as rencontrée. Tu t'es même déjà trouvé dans cette pièce. Mikael regarda autour de lui et secoua la tête.
— Non, comment pourrais-tu t'en souvenir ? J'ai connu ton père. J'ai engagé Kurt Blomkvist à plusieurs occasions dans les années 1950 et 1960 pour installer des machines et s'occuper de leur entretien. C'était un homme doué. J'ai essayé de le persuader de poursuivre ses études et de devenir ingénieur. Toi, tu étais ici au cours de l'été 1963, quand nous avons changé le parc de machines dans l'usine à papier ici, à Hedestad. On avait du mal à trouver un logement pour ta famille et nous avons solutionné le problème en vous installant dans la petite maison en bois de l'autre côté de la route. Tu peux la voir de la fenêtre.
Henrik Vanger s'approcha du bureau et saisit le portrait.
— C'est Harriet Vanger, la petite-fille de mon frère Richard. Elle t'a gardé plus d'une fois cet été-là. Tu approchais de tes trois ans. Ou peut-être que tu les avais déjà — je ne m'en souviens pas. Elle en avait douze à l'époque.
— Il faut me pardonner, mais je n'ai aucun souvenir de ce que vous me racontez, de ce que tu me racontes, si tu me permets de te tutoyer aussi.
— Bien sûr. Je comprends que tu ne t'en souviennes pas, mais moi je me souviens de toi. Tu courais dans tous les coins, avec Harriet sur les talons. Je t'entendais crier dès que tu trébuchais sur quelque chose. Je me rappelle t'avoir fait cadeau d'un jouet, un tracteur en tôle jaune que j'avais eu moi-même quand j'étais gosse, et que tu as adopté avec un enthousiasme incroyable. Je crois que c'était à cause de la couleur.
Mikael se sentit devenir glacé. Il se souvenait effectivement du tracteur jaune. Quand il était plus grand, le tracteur avait orné une étagère dans sa chambre.
— Tu t'en souviens ? Tu te souviens de ce jouet ?
— Je m'en souviens. Et ça va peut-être t'amuser d'apprendre que ce tracteur existe encore, au musée du Jouet à Stockholm. J'en ai fait don quand ils recherchaient de vieux jouets d'origine il y a dix ans de cela.
— Vraiment ? Henrik Vanger gloussa, ravi. Laisse-moi te montrer...
Le vieil homme alla chercher un album de photos dans les rayons bas de la bibliothèque. Mikael nota qu'il avait manifestement du mal à se pencher, et qu'il fut obligé de prendre appui sur le rayon pour se redresser. Henrik Vanger fit signe à Mikael de s'installer dans le canapé tout en feuilletant l'album. Il savait apparemment ce qu'il cherchait et, dès qu'il eut trouvé, il posa l'album sur la table basse. Il montra une photo d'amateur en noir et blanc au bas de laquelle on apercevait l'ombre du photographe. Au premier plan, un petit garçon blond en culotte courte fixait l'objectif d'un air troublé et un peu inquiet.
— C'est toi cet été-là. Tes parents sont là dans le fond, sur les chaises de jardin. Harriet est un peu masquée par ta mère et le garçon à gauche de ton père est le frère de Harriet, Martin Vanger, qui dirige le groupe aujourd'hui.
Mikael n'avait aucun mal à reconnaître ses parents. Sa mère était visiblement enceinte — la sœur de Mikael était en route, donc. Il contempla la photo, ne sachant pas trop que penser, tandis que Henrik Vanger servait le café et avançait l'assiette avec les gâteaux.
— Je sais que ton père est mort. Et ta mère, vit-elle encore ?
— Non, fit Mikael. Elle est morte il y a trois ans.
— C'était une femme agréable. Je me souviens très bien d'elle.
— Mais je suis persuadé que tu ne m'as pas fait venir ici pour parler de mes parents et du bon vieux temps.
— Tu as entièrement raison. Ça fait plusieurs jours que je prépare ce que je vais te dire, mais maintenant que tu es enfin là devant moi, je ne sais pas vraiment par quel bout commencer. J'imagine que tu t'es renseigné sur moi avant de venir. Alors tu sais qu'il fut un temps où j'avais une grande influence sur l'industrie suédoise et sur le marché du travail. Aujourd'hui je suis un vieux schnock qui ne devrait pas tarder à mourir, et la mort est peut-être un point de départ tout à fait convenable pour cet entretien.
Mikael prit une gorgée de café. Authentique café bouilli et amer du Norrland, pensa-t-il en se demandant où tout cela allait mener.
— J'ai mal à la hanche, je n'arrive plus à faire de longues promenades. Un jour, toi aussi tu t'apercevras que la force vient à manquer aux vieux bonshommes, mais je ne suis ni hypocondriaque ni sénile. Je ne suis pas obsédé par la mort non plus, mais je me trouve à l'âge où je dois accepter que mon temps tire sur sa fin. Arrive un moment où l'on a envie de faire le bilan et de démêler ce qui est inachevé. Tu comprends ce que je veux dire ?
Mikael hocha la tête. Henrik Vanger parlait d'une voix distincte et stable, et Mikael était déjà arrivé à la conclusion que le vieux n'était ni sénile ni irrationnel.
— Ce qui m'intrigue, c'est la raison pour laquelle je suis ici, répéta-t-il.
— Je t'ai demandé de venir parce que je voudrais te demander de l'aide pour ce bilan dont je parlais. J'ai quelques affaires qui restent à régler.
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