— Vous êtes vraiment très vague.
— Je vous prie de m'en excuser. Mais dites-moi, y a-t-il la moindre possibilité pour vous de faire une visite à Hedestad ? Nous vous rembourserons bien sûr le déplacement et vous dédommagerons de manière raisonnable.
— Votre coup de fil tombe un peu mal. Je suis assez occupé... et je suppose que vous avez vu les rubriques me concernant ces derniers jours.
— L'affaire Wennerström ? Dirch Frode laissa soudain entendre un petit rire roucoulant à l'autre bout du fil. Oui, elle a eu le mérite d'être assez divertissante. Mais, pour dire la vérité, c'est justement le battage autour du procès qui a attiré l'attention de Henrik Vanger sur vous.
— Ah bon ? Et quand est-ce que Henrik Vanger voudrait que je vienne lui rendre visite ? voulut savoir Mikael.
— Dès que possible. Demain soir, c'est le réveillon de Noël, et je suppose que vous tenez à votre liberté. Que diriez-vous du 26 décembre ? Ou un des jours suivants ?
— Vraiment urgent, donc. Je suis désolé, mais si vous ne me donnez pas un indice acceptable quant à la finalité de ma visite, eh bien...
— Je vous assure, cette invitation est tout ce qu'il y a de sérieux. Henrik Vanger voudrait vous consulter, vous et pas quelqu'un d'autre. Il voudrait vous proposer un travail en free-lance si cela vous intéresse. Moi, je ne suis qu'un intermédiaire. C'est à lui d'expliquer de quoi il s'agit.
— Voilà un des appels les plus absurdes que j'aie reçus depuis longtemps. Je vais y réfléchir. Comment puis-je vous joindre ?
UNE FOIS LE TÉLÉPHONE RACCROCHÉ, Mikael resta à contempler le fatras sur son bureau. Il avait du mal à comprendre pourquoi Henrik Vanger voudrait le rencontrer. Un voyage à Hedestad n'avait rien de particulièrement enthousiasmant, mais maître Frode avait réussi à éveiller sa curiosité.
Il alluma son ordinateur, se connecta sur www.google.com et pianota « entreprises Vanger ». Des centaines de pages étaient disponibles — le groupe Vanger avait beau être à la traîne, il figurait pratiquement tous les jours dans les médias. Il sauvegarda une douzaine d'articles d'analyse du groupe et passa ensuite aux recherches sur Dirch Frode, Henrik Vanger et Martin Vanger.
Martin Vanger figurait très fréquemment en sa qualité de dirigeant actuel du groupe. Maître Dirch Frode restait plutôt en retrait, il était membre du bureau de l'Association de golf de Hedestad et son nom était associé au Rotary. Henrik Vanger ne figurait que dans des textes liés au groupe Vanger, à une exception près. Deux ans plus tôt, Hedestads-Kuriren, le journal local, avait célébré le quatre-vingtième anniversaire de l'ancien magnat de l'industrie, et le journaliste avait dressé un portrait express. Mikael imprima certains des textes qui semblaient contenir du solide et constitua ainsi un dossier d'une cinquantaine de pages. Puis il finit de ranger son bureau, remplit les cartons et rentra chez lui. Il ne savait pas quand ni même s'il allait revenir.
LISBETH SALANDER PASSAIT le réveillon de Noël à la maison de santé d'Äppelviken à Upplands-Väsby. Elle avait apporté comme cadeaux un flacon d'eau de toilette Dior et un pudding anglais de chez Åhléns. Elle contemplait la femme de quarante-cinq ans qui de ses doigts malhabiles essayait de défaire le nœud du paquet. Il y avait de la tendresse dans les yeux de Salander, même si elle ne cessait jamais de s'étonner que cette femme étrangère en face d'elle puisse être sa mère. Elle avait beau essayer, elle n'arrivait pas à distinguer la moindre ressemblance dans l'aspect physique ou dans la personnalité.
Pour finir, sa mère abandonna ses efforts et regarda le paquet d'un air désemparé. Elle n'était pas dans un de ses bons jours. Lisbeth Salander avança les ciseaux qui sans cesse étaient restés bien en vue sur la table, et sa mère s'illumina comme si soudain elle se réveillait.
— Tu dois me trouver stupide.
— Non, maman. Tu n'es pas stupide. Mais la vie est injuste.
— Est-ce que tu as vu ta sœur ?
— Ça fait un moment.
— Elle ne vient jamais me voir.
— Je le sais, maman. Elle ne vient pas me voir non plus.
— Tu travailles ?
— Oui, maman. Je m'en sors bien.
— Tu habites où ? Je ne sais même pas où tu habites.
— J'habite notre ancien appartement de Lundagatan. Ça fait plusieurs années que j'y habite. J'ai pu reprendre le bail.
— Cet été, je pourrais peut-être venir te voir.
— Bien sûr. Cet été.
Sa mère finit par ouvrir le paquet et huma le parfum avec ravissement.
— Merci, Camilla, fit-elle.
— Lisbeth. Je suis Lisbeth. Camilla, c'est ma sœur.
Sa mère eut l'air gênée. Lisbeth Salander proposa qu'elles aillent dans le salon télé.
LES PROGRAMMES DISNEY de Noël battaient leur plein à la télé, quand Mikael Blomkvist passa voir sa fille Pernilla chez son ex-femme Monica et le nouveau mari de celle-ci dans leur villa à Sollentuna. Il avait apporté des cadeaux pour Pernilla ; après en avoir discuté avec Monica, ils s'étaient mis d'accord pour offrir à leur fille un truc assez coûteux, pas plus grand qu'une boîte d'allumettes, capable de contenir toute sa volumineuse collection de disques.
Père et fille passèrent une heure ensemble dans la chambre de Pernilla à l'étage. Mikael et la mère de Pernilla avaient divorcé quand elle n'avait que cinq ans et deux ans plus tard elle avait eu un nouveau père. Mikael n'avait absolument pas évité le contact ; Pernilla venait le voir quelques fois par mois et chaque année elle faisait plusieurs séjours d'une semaine dans la cabane de Sandhamn pendant les vacances. Monica n'avait pas cherché à les empêcher de se rencontrer et Pernilla n'avait rien contre le fait de se retrouver avec son papa — au contraire, les journées qu'ils passaient ensemble étaient en général de bons moments. Cela dit, Mikael avait laissé à sa fille le soin de décider dans quelle mesure elle souhaitait le voir, surtout depuis que Monica s'était remariée. Il y avait eu quelques années au début de l'adolescence où le contact avait pratiquement cessé et Pernilla n'avait demandé à le voir plus souvent que depuis deux ans.
Sa fille avait suivi son procès avec la conviction absolue que ce que Mikael affirmait était vrai ; il était innocent mais ne pouvait pas le prouver.
Elle parla d'un éventuel petit copain au lycée, et elle le surprit en révélant qu'elle était devenue membre d'une Eglise locale et se considérait comme croyante. Mikael s'abstint de tout commentaire.
On l'invita à rester dîner, mais il déclina l'offre ; il s'était déjà mis d'accord avec sa sœur pour passer le réveillon de Noël avec elle et sa famille dans la villa de la réserve à yuppies de Stäket.
Dans la matinée, il avait aussi été convié à fêter Noël avec Erika et son mari à Saltsjöbaden. Il avait poliment décliné l'invitation, certain qu'il y avait forcément une limite à l'attitude favorable de Lars pour les drames triangulaires et il n'avait aucune envie d'explorer où se trouvait cette limite. Erika avait protesté que c'était justement son mari qui avait proposé de l'inviter et elle l'avait taquiné sur sa frilosité à se prêter aux jeux d'un trio. Mikael avait ri — Erika savait qu'il était un hétérosexuel borné et que l'offre n'était pas vraiment sérieuse — mais la décision de ne pas passer le réveillon en compagnie du mari de sa maîtresse était irrévocable.
Il venait donc frapper à la porte de sa sœur Annika Blomkvist, épouse Giannini. Son mari d'origine italienne, leurs deux enfants et un tas d'autres membres de la famille du mari étaient en train de découper le jambon de Noël. Annika avait fait son droit les doigts dans le nez, puis avait travaillé quelques années comme stagiaire au tribunal d'instance puis comme substitut du procureur avant d'ouvrir son propre cabinet d'avocats, associée à quelques amis et installée dans des bureaux avec vue sur Kungsholmen. Elle s'était spécialisée en droit de la famille et, sans que Mikael s'en rende vraiment compte, sa petite sœur avait commencé à apparaître sur les pages des magazines et dans des débats à la télé comme féministe célèbre et avocate des droits de la femme. Elle représentait souvent des femmes menacées ou harcelées par leurs maris ou ex-petits amis.
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