— Ses revenus ?
— Il est donc copropriétaire de Millenium mais il ne s'octroie que 12 000 couronnes de salaire mensuel. Il compense avec des activités en free-lance — au final la somme est variable. Il est passé par un pic il y a trois ans quand un tas de médias ont fait appel à lui, ce qui lui a valu près de 450 000 couronnes sur l'année. L'année dernière, ses honoraires n'en ont fait rentrer que 120 000.
— Il va lui falloir payer 150 000 de dommages et intérêts plus les frais d'avocat et ce genre de choses, constata Frode. On peut raisonnablement se dire que l'addition sera élevée, sans oublier qu'il n'aura pas de revenus quand il purgera sa peine de prison.
— Ce qui signifie qu'il en sortira plutôt fauché, nota Salander.
— Est-il honnête ? demanda Dirch Frode.
— C'est pour ainsi dire son capital de confiance. Il tient à se présenter en solide gardien de la morale face au monde des entreprises et il est assez souvent invité par la télé pour commenter diverses affaires.
— Il ne restera sans doute pas grand-chose de ce capital après le jugement d'aujourd'hui, fit Dirch Frode d'un air réfléchi.
— Je ne peux pas dire que je sois très au courant de ce qu'on exige d'un journaliste, mais après cette baffe, de l'eau coulera sûrement sous les ponts avant que Super Blomkvist reçoive le Grand Prix du journalisme. Il s'est magistralement grillé, constata Salander avec lucidité. Mais si vous me permettez une réflexion personnelle...
Armanskij ouvrit de grands yeux. Au cours des années où Lisbeth Salander avait travaillé pour lui, jamais auparavant elle n'avait émis la moindre réflexion personnelle dans une enquête sur un individu. Pour elle, seuls comptaient les faits bruts, mais aujourd'hui, elle se laissait aller.
— Il n'appartenait pas à ma mission d'examiner l'affaire Wennerström, mais j'ai suivi le procès et je dois avouer que j'en suis restée assez perplexe. Toute l'affaire semble biaisée et c'est totalement... ça ne ressemble pas du tout à Mikael Blomkvist de publier quelque chose à ce point tiré par les cheveux.
Salander se gratta le menton. Frode prit un air patient. Armanskij se demanda s'il se trompait ou si Salander ne savait réellement pas comment poursuivre. La Salander qu'il connaissait n'était jamais incertaine ni hésitante. Finalement, elle se décida.
— Ça restera en dehors du procès-verbal donc... je ne me suis pas vraiment plongée dans l'affaire Wennerström, mais je crois que Super Blomkvist... pardon, Mikael Blomkvist s'est fait avoir en beauté. Je crois qu'il y a tout autre chose dans cette histoire que ce qu'indique le verdict.
Cette fois, ce fut au tour de Dirch Frode de se redresser brusquement dans son fauteuil. L'avocat scruta Salander et Armanskij nota que pour la première fois depuis le début de son exposé, le commanditaire montrait un intérêt dépassant la simple politesse. Il se dit que l'affaire Wennerström représentait apparemment quelque chose de bien précis pour Frode. Plus exactement, pensa Armanskij dans la foulée, l'affaire Wennerström n'intéresse pas Frode — c'est seulement quand Salander a insinué que Blomkvist s'est fait avoir que Frode a réagi.
— Qu'est-ce que vous entendez par là ?
— Simple spéculation de ma part, mais je suis persuadée que quelqu'un l'a roulé dans la farine.
— Et qu'est-ce qui vous fait croire ça ?
— Tout dans le passé de Blomkvist indique qu'il est un journaliste très prudent. Toutes les révélations controversables qu'il a faites ont toujours été très bien documentées. J'ai assisté une journée au procès. Il n'a pas fourni d'arguments contradictoires, il a semblé abandonner sans la moindre lutte. Cela s'accorde très mal avec son caractère. S'il faut en croire le tribunal, il a fabriqué une histoire sur Wennerström sans l'ombre d'une preuve et l'a publiée comme pour jouer le journaliste kamikaze — ce n'est tout simplement pas le style de Blomkvist.
— Que s'est-il passé, d'après vous ?
— Je ne peux que spéculer. Blomkvist a cru en son histoire, mais quelque chose s'est passé en cours de route et l'information s'est révélée fausse. Cela veut dire que la source était quelqu'un en qui il avait confiance ou que quelqu'un lui a sciemment fourni des informations erronées — ce qui me paraît compliqué et invraisemblable. L'alternative peut être qu'il a été exposé à une menace tellement grave qu'il a jeté l'éponge et a préféré passer pour un imbécile incompétent plutôt qu'engager la lutte. Mais, comme je l'ai dit, ce ne sont que des spéculations.
SALANDER S'APPRÊTAIT à poursuivre son compte rendu, quand Dirch Frode l'interrompit d'un geste. Il resta un moment silencieux à tambouriner du bout des doigts sur l'accoudoir avant de se tourner de nouveau vers elle avec une certaine hésitation.
— Si nous désirions vous engager pour démêler l'affaire Wennerström... quelles seraient vos chances de découvrir quelque chose ?
— Je ne peux pas répondre. Il n'y a peut-être rien à découvrir.
— Mais est-ce que vous accepteriez de faire un essai ? Elle haussa les épaules.
— Ce n'est pas à moi de le déterminer. Je bosse pour Dragan Armanskij et c'est lui qui décide des boulots qu'il veut m'attribuer. Ensuite ça dépend de quel type d'information vous voulez trouver.
— Laissez-moi dire les choses ainsi... Je présume que cet entretien est confidentiel ? Armanskij hocha la tête. Je ne sais rien sur cette affaire, mais je sais de façon incontestable que Wennerström a été malhonnête dans d'autres contextes. Cette affaire a eu un impact colossal sur la vie de Mikael Blomkvist et j'aimerais savoir si vos spéculations pourraient mener quelque part.
L'entretien avait pris une tournure inattendue et Armanskij fut immédiatement sur ses gardes. Ce que Dirch Frode demandait était que Milton Security accepte de creuser une affaire judiciaire déjà jugée, dans laquelle était peut-être intervenue une forme de menace illicite envers Mikael Blomkvist, et où Milton risquait potentiellement d'entrer en collision avec l'armée d'avocats de Wennerström. Armanskij n'était pas le moins du monde tenté par l'idée de lâcher Lisbeth Salander tel un missile de croisière incontrôlable dans un contexte pareil.
Il ne s'agissait pas uniquement d'une question de sollicitude pour son entreprise. Salander avait soigneusement marqué qu'elle ne voulait pas qu'Armanskij joue le rôle du père adoptif angoissé, et après leur accord il s'était bien gardé de se comporter comme tel, mais intérieurement il ne cesserait jamais de se faire du souci pour elle. Parfois il se surprenait à comparer Salander à ses propres filles. Il se considérait comme un bon père qui ne se mêlait pas inutilement de la vie de ses filles, mais il savait que jamais il n'accepterait qu'elles se comportent comme Lisbeth Salander ou qu'elles vivent comme elle.
Dans le fond de son cœur croate — ou bosniaque peut-être ou arménien —, il n'avait jamais réussi à se libérer d'une conviction que la vie de Salander était une course vers la catastrophe. A ses yeux, elle s'offrait en victime idéale pour quelqu'un qui lui voudrait du mal et il redoutait le matin où il serait réveillé en apprenant que quelqu'un lui avait fait du mal.
— Le coût d'une telle enquête peut vite grimper, dit Armanskij prudemment pour sonder le sérieux de la demande de Frode.
— Nous n'avons qu'à fixer un plafond, répliqua Frode lucidement. Je ne demande pas l'impossible, mais il est évident que votre collaboratrice, comme vous l'avez affirmé, est compétente.
— Salander ? fit Armanskij en levant un sourcil vers elle.
— Je n'ai rien d'autre en cours.
— OK. Mais je voudrais qu'on se mette d'accord sur les formes. Résume-nous le reste de ton rapport.
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