— Qu'est-ce qui te fait croire ça ? demanda-t-il.
— La façon dont tu me regardes, et la façon dont tu ne me regardes pas. Et les fois où tu as été sur le point de tendre la main pour me toucher et tu t'es retenu.
Il lui sourit tout à coup.
— J'ai le sentiment que tu me mordrais la main si je posais un doigt sur toi. Elle ne sourit pas. Elle attendait.
— Lisbeth, je suis ton chef et même si j'étais attiré par toi, je ne ferais jamais un geste. Elle attendait toujours.
— Entre nous, oui, il y a eu des moments où je me suis senti attiré par toi. Je n'arrive pas à l'expliquer, mais c'est comme ça. Pour une raison que je ne comprends pas moi-même, je t'aime énormément. Mais tu ne me fais pas bander.
— Tant mieux. Parce que ça ne se fera jamais.
Armanskij éclata de rire. Même si c'était pour lui fournir le renseignement le plus négatif qu'un homme pouvait recevoir, Salander venait d'une certaine manière de lui parler en confiance. Il chercha les mots appropriés.
— Lisbeth, je comprends que tu ne sois pas intéressée par un vieux qui a plus de cinquante ans.
— Je ne suis pas intéressée par un vieux qui a plus de cinquante ans qui est mon chef. Elle leva une main. Attends, laisse-moi parler. Parfois tu es coincé et gonflant avec tes manières de bureaucrate mais il se trouve que tu es aussi un homme attirant et que... moi aussi je peux me sentir... Mais tu es mon chef et j'ai rencontré ta femme et je veux conserver ce boulot chez toi et le truc le plus débile que je pourrais faire, ce serait d'avoir une histoire avec toi.
Armanskij garda le silence, il osait à peine respirer.
— Je suis parfaitement consciente de ce que tu as fait pour moi et je ne manque pas de gratitude. J'apprécie sincèrement que tu sois passé par-dessus tes préjugés et que tu m'aies donné une chance ici. Mais je ne te veux pas pour amant et tu n'es pas mon père.
Elle se tut. Après un moment, Armanskij soupira, désemparé.
— Qu'est-ce que tu veux de moi alors ?
— Je veux continuer à bosser pour toi. Si ça te convient.
Il hocha la tête et lui répondit ensuite avec autant de franchise qu'il pouvait.
— J'ai vraiment très envie que tu travailles pour moi. Mais je veux aussi que tu ressentes une forme d'amitié et de confiance pour moi.
Elle fit oui de la tête.
— Tu n'es pas quelqu'un qui incite à l'amitié, lança-t-il soudain. Elle se rembrunit un peu mais il poursuivit, inexorable. J'ai compris que tu ne veux pas qu'on se mêle de ta vie et je vais essayer de ne pas le faire. Mais ça te va si je continue à bien t'aimer ?
Salander réfléchit un long moment. Puis elle répondit en se levant, elle contourna la table et lui fit un petit câlin. Il fut totalement pris de court. Seulement quand elle le lâcha, il saisit sa main.
— On peut être amis ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête encore une fois.
C'était la seule fois où elle lui avait témoigné de la tendresse, et la seule fois où elle l'avait touché. Un instant dont Armanskij se souvenait avec chaleur.
Quatre années s'étaient écoulées maintenant et elle n'avait toujours quasiment rien révélé à Armanskij sur sa vie privée ou sur son passé. Une fois, il avait appliqué ses propres compétences dans l'art de l'ESP sur elle. Il avait aussi eu une longue conversation avec Holger Palmgren — qui ne parut pas étonné de le voir — et ce qu'il avait fini par apprendre ne contribuait pas à augmenter sa confiance. Il n'avait jamais discuté la chose avec elle, pas fait la moindre allusion, ni ne l'avait laissée comprendre qu'il avait fouillé dans sa vie privée. Au lieu de cela, il cachait son inquiétude et renforçait sa vigilance.
AVANT QUE CETTE SOIRÉE MÉMORABLE ne soit finie, Salander et Armanskij avaient conclu un marché. A l'avenir, elle effectuerait pour lui des missions en free-lance. On lui verserait un petit revenu mensuel garanti, qu'elle réalise des missions ou pas ; elle tirerait ses véritables revenus des factures qu'elle lui présenterait pour chaque mission. Elle travaillerait comme elle l'entendrait, en contrepartie elle s'engagerait à ne jamais faire quoi que ce soit qui pourrait le gêner ou mettre Milton Security en difficulté.
Pour Armanskij, c'était une solution pratique qui profitait à l'entreprise, à lui-même et à Salander. Il put restreindre le pénible service des ESP à un seul employé fixe, un collaborateur plus tout jeune qui faisait des boulots routiniers corrects et qui s'occupait des renseignements sur la solvabilité. Toutes les missions compliquées et douteuses, il les laissa à Salander et à quelques autres free-lances qui — si les choses tournaient mal — étaient leurs propres patrons et dont Milton Security n'avait pas à répondre. Comme il lui confiait souvent des missions, elle bénéficia d'un revenu confortable. Revenu qui aurait pu être considérablement plus élevé, mais elle travaillait seulement quand elle en avait envie selon le principe que si cela ne plaisait pas à Armanskij, il n'avait qu'à la virer.
Armanskij l'accepta telle qu'elle était, à la condition qu'elle ne devait pas rencontrer les clients. Les exceptions à cette règle étaient rares et l'affaire qui se présentait aujourd'hui en était malheureusement une.
CE JOUR-LÀ, LISBETH SALANDER était vêtue d'un tee-shirt noir avec une image d'E. T. exhibant des crocs de fauve, souligné d'un I'am also an alien. Elle portait une jupe noire dont l'ourlet était défait, un court blouson de cuir noir râpé, ceinture cloutée, de grosses Doc Martens et des chaussettes aux rayures transversales rouges et vertes, montant jusqu'aux genoux. Son maquillage indiquait qu'elle était peut-être daltonienne. Autrement dit, elle était extrêmement soignée.
Armanskij soupira et posa son regard sur la troisième personne présente dans la pièce — un visiteur d'allure vieux jeu affublé de lunettes aux verres épais. L'avocat Dirch Frode avait soixante-huit ans et il avait insisté pour rencontrer personnellement le collaborateur auteur du rapport pour lui poser des questions. Armanskij avait essayé d'empêcher la rencontre au moyen de faux-fuyants, disant que Salander était grippée, qu'elle était en déplacement et accaparée par d'autres boulots. Frode avait répondu avec insouciance que ce n'était pas grave — l'affaire n'était pas urgente et il pouvait sans problème attendre quelques jours. Armanskij avait juré tout bas mais, au bout du compte, il n'avait pas trouvé d'autre solution que de les réunir, et à présent maître Frode observait Lisbeth Salander avec une fascination manifeste. Salander répondit avec un regard furibond, sa mine indiquant clairement qu'elle n'avait aucune sympathie pour lui.
Armanskij soupira encore une fois et regarda le dossier qu'elle avait posé sur son bureau, barré du titre CARL MIKAEL BLOMKVIST. Le nom était suivi d'un numéro de sécu, méticuleusement écrit sur la couverture. Il prononça le nom à voix haute. Cela sortit maître Frode de son envoûtement et il tourna les yeux vers Armanskij.
— Eh bien, que pouvez-vous me dire sur Mikael Blomkvist ? demanda-t-il.
— Voici donc Mlle Salander qui a rédigé le rapport. Armanskij hésita une seconde et poursuivit ensuite avec un sourire destiné à mettre Frode en confiance mais qui véhiculait surtout des excuses désemparées : Ne soyez pas étonné par sa jeunesse. Elle est incontestablement notre meilleur limier.
— J'en suis persuadé, répondit Frode d'une voix sèche qui sous-tendait le contraire. Racontez-moi ce qu'elle a trouvé.
Manifestement, maître Frode n'avait pas la moindre idée du comportement à adopter avec Lisbeth Salander et il cherchait à fouler un terrain plus sûr en posant la question à Armanskij, comme si elle ne se trouvait pas dans la pièce. Salander saisit l'occasion et fit une grosse bulle avec son chewing-gum. Avant qu'Armanskij n'ait eu le temps de répondre, elle se tourna vers son chef comme si Frode n'existait pas.
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