Il savait où était le problème. Il ne pouvait pas la regarder dans les yeux.
Sa participation à l'étouffement de l'affaire à Hedestad était journalistiquement impardonnable. Il voyait mal comment il pourrait le lui expliquer sans mentir, et s'il y avait une chose qu'il tenait à ne jamais faire, c'était bien mentir à Erika Berger.
Et, surtout, il n'avait pas le courage d'affronter ce problème-là en même temps qu'il s'attaquerait à Wennerström. Il repoussa donc la rencontre, coupa son téléphone portable et s'abstint de lui parler. Il savait que le répit n'était que de courte durée.
IMMÉDIATEMENT APRÈS LA RÉUNION de la rédaction, Mikael partit s'installer dans sa cabane à Sandhamn, où il n'avait pas mis les pieds depuis plus d'un an. Dans ses bagages, il avait deux cartons de fichiers imprimés et les CD-RO M que Lisbeth lui avait donnés. Il fit des provisions de nourriture, s'enferma, ouvrit son iBook et se mit à écrire. Chaque jour, il sortait prendre l'air et en profitait pour acheter les journaux et faire des courses. Il y avait encore beaucoup de voiliers dans le port, et nombre de ces jeunes qui avaient emprunté le bateau de papa étaient comme d'habitude occupés à se soûler à mort au bar du Plongeur. Mikael ne s'en souciait pas outre mesure, ses journées, il les passait devant son ordinateur depuis le moment où il ouvrait les yeux jusqu'à ce qu'il s'écroule d'épuisement le soir.
Courrier électronique crypté de la directrice de la publication erika.berger@millenium.se au gérant en congé mikael.blomkvist@millenium.se :
[Mikael. Il faut que je sache ce qui se passe — tu te rends compte, je rentre de vacances pour tomber en plein chaos. J'apprends d'abord ce que mijote Janne Dahlman puis ce double jeu que tu as imaginé. Martin Vanger est mort. Harriet Vanger est vivante. Que se passe-t-il à Hedeby ? Où es-tu ? Y a-t-il une histoire à publier ? Pourquoi ne réponds-tu pas sur ton portable ? E.
PS. J'ai bien saisi la pique que Christer s'est fait une joie de me transmettre. Je te le paierai. Es-tu fâché contre moi pour de vrai ?]
De mikael.blomkvist@millenium.se
A erika.berger@millenium.se :
[Salut Ricky. Non, rassure-toi, je ne suis pas fâché. Pardonne-moi de ne pas avoir eu le temps de te faire des mises au point, mais ces derniers mois, ma vie ressemble aux montagnes russes. Je te raconterai tout ça quand on se verra, mais pas par mail. En ce moment je suis à Sandhamn. Il y a une histoire à publier, mais il ne s'agit pas de Harriet Vanger. Je vais rester scotché ici quelque temps. Ensuite, fini. Fais-moi confiance. Bises & bisous. M.]
De erika.berger@millenium.se
A mikael.blomkvist@millenium.se :
[Sandhamn ? Je passe te voir toutes affaires cessantes.]
De mikael.blomkvist@millenium.se
A erika.berger@millenium.se :
[Pas tout de suite. Attends quelques semaines, au moins jusqu'à ce que j'aie un texte qui se tienne. D'ailleurs, j'attends une autre visite.]
De erika.berger@millenium.se
A mikael.blomkvist@millenium.se :
[D'accord, je ne vais pas m'imposer, évidemment. Mais j'ai le droit de savoir ce qui se passe. Henrik Vanger est redevenu PDG et il ne répond pas quand j'appelle. Si l'accord avec Vanger est parti en quenouille, faut me le dire. Là, moi, je ne sais pas quoi faire. Je dois savoir si le journal va survivre ou pas. Ricky.
PS. Comment elle s'appelle ?]
De mikael.blomkvist@millenium.se
A erika.berger@millenium.se :
[Primo : sois rassurée, Henrik ne va pas se retirer. Mais il a fait un infarctus sérieux et il ne travaille qu'un petit moment chaque jour et je suppose que le bouleversement qui a suivi la mort de Martin et la résurrection de Harriet accaparent toutes ses forces.
Deuxièmement : Millenium va survivre. Je travaille sur le reportage le plus important de notre vie et quand on va le sortir, on va couler Wennerström une bonne fois pour toutes.
Troisièmement : ma vie est sens dessus dessous en ce moment, mais toi et moi et Millenium : rien n'a changé. Fais-moi confiance. Bises. Mikael.
PS. Je te la présenterai à la première occasion. Elle va te surprendre.]
QUAND LISBETH SALANDER arriva à Sandhamn, ce fut un Mikael aux yeux creux et pas rasé depuis un moment qui l'accueillit. Il la serra brièvement dans ses bras et lui dit de se faire un café le temps qu'il finisse un passage de son texte.
Lisbeth examina la cabane du regard et découvrit presque immédiatement qu'elle s'y sentait bien. L'espèce de petit chalet était construit directement sur un appontement, avec l'eau à deux mètres de la porte. Il ne mesurait que six mètres sur cinq, mais la construction était suffisamment haute de plafond pour qu'une mezzanine ait pu être installée, accessible par un escalier en colimaçon. Lisbeth pouvait s'y tenir debout — Mikael, lui, était obligé de baisser la tête de quelques centimètres. Elle inspecta le lit et constata qu'il était suffisamment large pour eux deux.
La cabane avait une grande fenêtre donnant sur l'eau, juste à côté de la porte d'entrée. La table de cuisine de Mikael était placée là, et servait aussi de table de travail. Sur le mur à côté de la table se trouvait une petite étagère avec un lecteur de CD et un tas d'albums d'Elvis Presley et quelques-uns de hard rock, deux genres qu'elle n'aurait pas mis au top des priorités.
Dans un coin se trouvait un poêle à bois. Le reste des meubles se résumait à une grande armoire fixe, mi-penderie, mi-rangement du linge de maison, ainsi qu'une paillasse qui faisait aussi office de salle d'eau, derrière un rideau de douche. Au-dessus de la paillasse s'ouvrait une petite fenêtre. Sous l'escalier en colimaçon, Mikael avait aménagé des toilettes sèches fermées. Toute la cabane faisait penser au carré d'un bateau, avec des rangements et des compartiments astucieux.
Dans son enquête sur la personne concernant Mikael Blomkvist, elle avait établi qu'il avait rénové la cabane et fait tout l'aménagement lui-même — une déduction piochée dans le mail qu'un de ses amis, très impressionné par sa dextérité, lui avait envoyé après une visite à Sandhamn. Tout était propre, modeste et simple, quasiment Spartiate. Elle comprit pourquoi il aimait tant cette cabane.
Au bout de deux heures, elle réussit à distraire Mikael dans son travail au point qu'il arrêta l'ordinateur d'un air frustré, se rasa et l'emmena pour une visite guidée de Sandhamn. Le temps était à la pluie et au vent, et ils atterrirent bien vite à l'auberge. Mikael raconta ce qu'il avait écrit et Lisbeth lui donna un CD-ROM avec des mises à jour du PC de Wennerström.
Ensuite, elle le traîna à la cabane et sur la mezzanine où elle réussit à le déshabiller et à le distraire encore davantage. Elle se réveilla tard dans la nuit, seule dans le lit et, jetant un coup d'œil en bas, elle le vit penché sur son clavier. Elle resta un long moment, la tête appuyée sur la main, à le regarder. Il paraissait heureux, et pour sa part elle se sentit soudain étrangement satisfaite de la vie.
LISBETH NE RESTA que cinq jours avant de rentrer à Stockholm pour un boulot que Dragan Armanskij réclamait désespérément au téléphone. Elle y consacra onze jours de travail, fit son rapport et retourna à Sandhamn. La pile de fichiers imprimés à côté de l'iBook de Mikael avait grandi.
Cette fois-ci elle resta quatre semaines. Ils finirent par suivre une sorte de routine. Ils se levaient à 8 heures et prenaient le petit-déjeuner ensemble pendant une petite heure. Ensuite Mikael travaillait intensément jusque tard dans l'après-midi, où ils faisaient une promenade et discutaient. Lisbeth passait la plus grande partie de la journée au lit, où soit elle lisait des livres, soit elle surfait sur le Net via le modem ADSL de Mikael. Elle évitait de le déranger dans la journée. Ils dînaient assez tard et ensuite seulement Lisbeth prenait l'initiative et le forçait à grimper sur la mezzanine, où elle veillait à ce qu'il lui consacre toute sorte d'attentions.
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