— Ce n'est pas impossible, dit Mikael. J'ai enregistré la conversation si tu veux écouter.
— Non, je ne pense pas que ce soit nécessaire. Ces deux phrases établissent de façon assez claire ce qu'il a voulu dire. Josèphe était un historien juif et la phrase ils n'ont jamais été inclus dans le canon indique probablement qu'ils n'ont jamais fait partie du canon hébraïque.
— Ce qui veut dire ?
Elle rit.
— Le pasteur Falk a affirmé que cette personne avait un engouement pour des sources ésotériques, plus précisément pour les apocryphes. Le mot apokryphos veut dire « caché » et les apocryphes sont donc les livres cachés que certains contestent fortement et que d'autres considèrent comme devant faire partie de l'Ancien Testament. Ce sont les livres de Tobie, Judith, Esther, Baruch, Sirach, les Maccabées et deux ou trois autres.
— Pardonne mon ignorance. J'ai entendu parler des apocryphes mais je ne les ai jamais lus. Qu'est-ce qu'ils ont de particulier ?
— En fait ils n'ont rien de particulier, à part qu'ils ont été écrits un peu plus tard que le reste de l'Ancien Testament. C'est pour cela que les apocryphes ont été rayés de la Bible hébraïque — non pas que les docteurs de la loi se soient méfiés de leur contenu mais simplement parce qu'ils ont été écrits après l'époque où l'œuvre de révélation de Dieu a été terminée. En revanche, les apocryphes figurent dans la vieille traduction grecque de la Bible. Du coup, par exemple, ils ne sont pas controversés dans l'Eglise catholique.
— Je vois.
— En revanche, ils sont particulièrement controversés dans l'Eglise protestante. A l'époque de la Réforme, les théologiens cherchaient à s'approcher au plus près de la vieille Bible hébraïque. Martin Luther a retiré les apocryphes de la Bible de la Réforme, et plus tard Calvin a soutenu que les apocryphes ne devaient en aucun cas servir de base pour des confessions de foi. Ils contiennent donc des affirmations qui contredisent claritas Scripturae — la clarté des Ecritures.
— Autrement dit, des livres censurés.
— Exactement. Les apocryphes soutiennent par exemple qu'on peut pratiquer la magie, que le mensonge est autorisé dans certains cas et ce genre d'affirmations, qui évidemment indignent les exégètes dogmatiques des Ecritures.
— Je vois. Si quelqu'un éprouve un engouement pour la religion, il n'est pas impossible que les apocryphes apparaissent sur sa liste de lecture, au grand dam d'un homme comme le pasteur Falk.
— Tout à fait. On est presque inévitablement confronté aux apocryphes si on s'intéresse à la Bible ou au catholicisme, et il est tout aussi probable que quelqu'un qui s'intéresse à l'ésotérisme d'une manière générale les lise.
— Est-ce que par hasard tu aurais un exemplaire des apocryphes ?
Elle rit une nouvelle fois. Un rire lumineux, amical.
— Bien entendu. Les apocryphes ont été édités par la commission biblique dans les années 1980 dans le cadre d'une étude nationale.
DRAGAN ARMANSKIJ SE DEMANDA ce qui pouvait bien se passer lorsque Lisbeth Salander demanda un entretien privé. Il ferma la porte et lui fit signe de s'asseoir dans le fauteuil des visiteurs. Elle expliqua que le travail pour Mikael Blomkvist était terminé — Dirch Frode allait payer avant la fin du mois — mais qu'elle avait décidé de poursuivre l'investigation. Mikael lui avait offert un salaire mensuel considérablement inférieur.
— En somme, je suis sur une affaire perso, dit Lisbeth Salander. Jusqu'à présent je n'ai jamais accepté de boulot qui ne provenait pas de toi, selon notre accord. Ce que je veux savoir, c'est ce qui va se passer dans notre relation si je prends des boulots de mon côté.
Dragan Armanskij écarta les mains.
— Tu es ton propre patron, tu peux prendre les boulots que tu veux et facturer comme tu veux. Je serai ravi que tu aies tes propres rentrées d'argent. Par contre, ce serait déloyal de ta part de détourner pour ton compte des clients que tu as rencontrés par notre intermédiaire.
— Ça n'entre pas dans mes projets. J'ai accompli le boulot selon le contrat que nous avons établi avec Blomkvist. Ce boulot-là est terminé maintenant. A présent, c'est moi qui tiens à rester sur le cas. Je l'aurais même fait gratuitement.
— Ne fais jamais rien gratuitement.
— Tu comprends ce que je veux dire. Je veux savoir où cette histoire va mener. J'ai persuadé Mikael Blomkvist de demander à Dirch Frode une convention complémentaire en tant que collaboratrice de recherche.
Elle tendit le contrat à Armanskij qui le parcourut.
— Avec ce salaire-là, tu peux tout aussi bien travailler pour rien. Lisbeth, tu es douée. Tu n'as pas à travailler pour de l'argent de poche. Tu sais que tu peux gagner bien plus que ça chez moi si tu acceptais un plein temps.
— Je ne veux pas travailler à plein temps. Mais, Dragan, je reste fidèle. Tu as été correct avec moi depuis que j'ai commencé ici. Je veux savoir si ce genre de contrat est OK pour toi, parce que je ne veux pas d'histoires entre nous.
— Je comprends. Il réfléchit un instant. Ton contrat est OK pour moi. Merci de m'avoir demandé. Si d'autres situations de ce type se présentaient à l'avenir, je tiens à ce que tu m'en parles pour qu'il n'y ait pas de malentendus.
Lisbeth Salander garda le silence pendant une minute ou deux, tout en soupesant s'il y avait quelque chose à ajouter. Elle épingla Dragan Armanskij du regard sans rien dire. Puis elle hocha la tête, se leva et partit, comme d'habitude sans dire au revoir. Une fois obtenue la réponse qu'elle attendait, tout l'intérêt qu'elle pouvait porter à Armanskij s'envola. Il sourit avec sérénité. Le fait qu'elle soit venue lui demander conseil signifiait un nouveau sommet dans le processus de sa sociabilisation.
Il ouvrit un dossier avec un rapport sur la sécurité dans un musée où l'on prévoyait une exposition d'impressionnistes français. Puis il posa le dossier et regarda la porte par laquelle Salander venait de sortir. Il la revoyait rire en compagnie de Mikael Blomkvist dans son bureau et se demanda si elle était en train de devenir adulte ou si c'était Blomkvist qui l'attirait. Il se sentit soudain inquiet aussi. Il n'avait jamais pu se débarrasser de l'impression que Lisbeth Salander était une victime parfaite. Et voilà maintenant qu'elle traquait un forcené dans un patelin perdu.
EN REMONTANT VERS LE NORD, Lisbeth Salander fit un crochet par la maison de santé d'Äppelviken pour voir sa maman. A part la visite du jour de la Saint-Jean, elle n'avait pas vu sa mère depuis Noël et elle culpabilisait de se donner si rarement le temps. Cette nouvelle visite quelques semaines plus tard seulement était un record.
Sa mère se trouvait dans la salle de séjour commune. Lisbeth resta un peu plus d'une heure et l'emmena faire une promenade jusqu'à la mare aux canards dans le parc devant l'établissement. Sa mère continua à confondre Lisbeth avec sa sœur. Comme d'habitude, elle n'était pas tout à fait présente mais la visite semblait l'agiter.
Quand Lisbeth dit au revoir, sa mère ne voulut pas lâcher la prise autour de sa main. Lisbeth promit de revenir bientôt, mais sa mère la regarda avec inquiétude et un air très malheureux.
On aurait dit qu'elle avait le pressentiment d'une catastrophe à venir.
MIKAEL PASSA DEUX HEURES dans le jardin derrière sa petite maison à feuilleter les apocryphes, sans arriver à d'autres conclusions que c'était un gaspillage de temps.
Par contre, une pensée le frappa. Il se demanda soudain si Harriet Vanger avait été si croyante que ça. Son intérêt pour les études bibliques datait de la dernière année avant sa disparition. Elle avait fait le lien entre un certain nombre de citations bibliques et une série de meurtres, et ensuite elle avait lu avec application non seulement la Bible mais aussi les apocryphes et s'était intéressée au catholicisme.
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