Ce qui était la raison de ce rendez-vous précipité avec Erika.
Histoire de rendre service à une amie d'Erika, Millenium avait pris une stagiaire d'un lycée professionnel de communication. En soi, cela n'avait rien d'inhabituel ; ils avaient chaque année plusieurs stagiaires. La fille en question avait dix-sept ans. Mikael s'était montré poli avec elle et avait constaté assez rapidement que l'intérêt de cette fille pour le journalisme était assez vague, à part qu'elle voulait « être vue à la télé » et, pensait Mikael, qu'elle pourrait utiliser le prestige d'avoir fait un stage à Millenium.
Il s'était très vite rendu compte qu'elle ne ratait pas une occasion de se pencher vers lui pour mettre sa poitrine en valeur. Il avait fait semblant de ne pas comprendre ses avances ostensibles, ce qui avait pour seul résultat qu'elle redoublait d'efforts. Ça devenait pénible.
Erika Berger éclata de rire.
— Ma parole, tu es victime de harcèlement sexuel au boulot.
— Ricky, c'est vraiment pénible. Je ne veux surtout pas la blesser ou la gêner. Mais elle est à peu près aussi subtile qu'une jument en chaleur. Je me demande à quoi ressemblera sa prochaine avance.
— Mikael, elle n'a que dix-sept ans, elle est bourrée d'hormones et tu l'impressionnes probablement énormément. Elle est amoureuse de toi et elle est simplement trop jeune pour savoir comment s'exprimer.
— Désolé. Tu te trompes. Elle sait vachement bien comment s'exprimer. Il y a quelque chose de pervers dans sa façon d'agir, et elle commence à s'énerver parce que je ne mords pas à l'hameçon. En plus, j'ignore totalement ce qu'elle peut raconter à ses copines. Je me passerais bien d'une nouvelle vague de rumeurs qui ferait de moi un vieux libidineux en rut traquant la chair fraîche.
— Bon, d'accord, je comprends ton problème. Elle est donc venue sonner à ton interphone hier soir.
— Avec une bouteille de vin. Soi-disant qu'elle revenait d'une fête chez un « pote » du quartier, et elle a essayé de m'expliquer que c'était « un hasard super-chouette » qu'elle soit passée près de chez moi.
— Qu'est-ce que tu lui as dit ?
— Je ne l'ai pas laissée entrer. J'ai menti, j'ai dit que ça tombait mal, que j'avais la visite d'une dame.
— Et comment elle a pris ça ?
— Ça l'a fait chier mais elle est partie.
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?
— Débrouille-toi pour m'en débarrasser. Lundi, j'ai l'intention de la coincer entre quatre yeux. Soit elle arrête son cirque, soit je la vire de la rédaction.
Erika Berger réfléchit.
— Non, fit-elle. Ne dis rien. Je vais lui parler.
— Je n'ai pas le choix.
— Elle cherche un ami, pas un amant.
— Je ne sais pas ce qu'elle cherche mais...
— Mikael. J'ai été à sa place. Je te dis que je vais lui parler.
A L'INSTAR DE TOUS CEUX qui avaient regardé la télé ou lu un tabloïd au cours de l'année, Nils Bjurman avait entendu parler de Mikael Blomkvist. Par contre, il ne le reconnut pas et même s'il l'avait fait, il n'aurait pas réagi. Il ignorait totalement qu'un lien existait entre la rédaction de Millenium et Lisbeth Salander.
Et même s'il avait eu connaissance d'un tel lien, rien ne dit qu'il aurait réagi — il était trop plongé dans ses propres pensées pour remarquer l'entourage.
Lorsque sa paralysie intellectuelle avait enfin lâché prise un an plus tôt, il avait lentement commencé à analyser sa situation personnelle et s'était mis à réfléchir à une manière de s'y prendre pour anéantir Lisbeth Salander.
Le problème tournait autour d'une seule et même pierre d'achoppement.
Lisbeth Salander disposait de la vidéo de quatre-vingt-dix minutes qu'elle avait tournée avec une caméra cachée et qui le montrait la violant. Il avait vu la vidéo. Ce film ne laissait aucune place aux interprétations bienveillantes. Si jamais cette cassette arrivait aux mains d'un procureur — ou, pire encore, si elle tombait entre les pattes des médias —, c'en était fini de sa vie, de sa carrière et de sa liberté. Connaissant les peines encourues pour viol aggravé, abus de personne en situation de dépendance, coups et blessures et coups et blessures aggravés, il avait estimé qu'il risquait six ans de prison. Un procureur zélé pourrait même utiliser une séquence du film pour formuler une tentative de meurtre.
Il l'avait presque étouffée pendant le viol en appuyant un oreiller sur son visage. Il regrettait de ne pas avoir été jusqu'au bout — se débarrasser de son corps lui aurait causé moins de problèmes que de l'avoir laissée vivre.
Ils ne comprendraient pas qu'elle jouait tout le temps un jeu. Elle lavait provoqué, elle avait joué de ses adorables yeux d'enfant et l’avait séduit avec son corps qui aurait pu être celui d'une gamine de douze ans. Elle l’avait laissé la violer. C'était sa faute à elle. Ils ne comprendraient jamais qu'en réalité elle avait mis en scène une représentation théâtrale. Elle avait planifié...
Quelle que soit sa façon d'agir, la condition sine qua non était qu'il se procure personnellement la vidéo et qu'il s'assure qu'il n'en existait pas de copies. Voilà le noyau du problème.
Selon toute vraisemblance, une garce comme Lisbeth Salander avait eu le temps de se faire beaucoup d'ennemis au fil des ans. Maître Bjurman disposait cependant d'un net avantage. Contrairement à tous ceux que pour une raison ou une autre elle avait exaspérés, il avait un accès illimité à tous ses dossiers médicaux, aux enquêtes sociales et aux avis des psychiatres. Il était une des rares personnes en Suède à connaître ses secrets les plus intimes.
Le dossier que la commission des Tutelles lui avait transmis quand il avait accepté la mission d'être son tuteur était bref et sommaire — un peu plus de quinze pages qui donnaient principalement une image de sa vie adulte, un résumé du diagnostic fourni par les experts en psychiatrie assermentés, la décision de placement sous tutelle du tribunal d'instance et la vérification de son état financier de l'année passée.
Il avait lu et relu le dossier. Puis il avait systématiquement commencé à rassembler des informations sur le passé de Lisbeth Salander.
En tant qu'avocat, il était parfaitement au courant de la marche à suivre pour récolter des informations dans les registres officiels des autorités. Sa qualité de tuteur de Lisbeth Salander lui permettait de pénétrer le secret qui entourait ses dossiers. Il était un des rares à pouvoir obtenir n'importe quel papier la concernant.
Pourtant il lui avait fallu des mois pour reconstituer sa vie, détail après détail, depuis les toutes premières notes de l'école primaire jusqu'aux enquêtes de police et aux procès-verbaux du tribunal d'instance. Il avait personnellement pris contact avec le Dr Jesper H. Löderman et discuté de son état avec lui. Löderman était le psychiatre qui avait recommandé son internement quand elle avait eu dix-huit ans. Tous étaient très serviables. Une femme à la commission sociale l'avait même complimenté pour son dévouement apporté à la compréhension de tous les aspects de la vie de Lisbeth Salander.
La véritable mine d'or d'informations fut quand même la trouvaille de deux carnets reliés dans un carton qui moisissait chez un fonctionnaire à la commission des Tutelles. Les notes étaient rédigées par le prédécesseur de Bjurman, maître Holger Palmgren, qui apparemment avait mieux que quiconque connu Lisbeth Salander. Palmgren avait consciencieusement fourni un court rapport annuel à la commission, mais Bjurman supposait que Lisbeth Salander ignorait que Palmgren avait si minutieusement noté chacun de leurs rendez-vous et ses propres réflexions sous forme de journal intime. Il s'agissait bien entendu d'un matériau de travail privé mais lorsque Palmgren avait eu son attaque deux ans auparavant, les carnets avaient abouti à la commission des Tutelles où personne ne s'était donné la peine de les ouvrir et de les lire.
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