Et l’écran devient noir.
Il tient Rita. Je sais très bien que je devrais bondir, prendre mon fusil à plombs et foncer vers ce grand arbre en poussant un cri de guerre pour terrifier les écureuils – mais je sens un étrange calme m’envahir. Je reste à ma place un long moment, en me demandant ce qu’il compte lui faire, avant de m’apercevoir que, d’une manière ou d’une autre, je dois vraiment réagir. Je respire un bon coup pour m’extirper de ce fauteuil et quitter les lieux.
Mais j’ai à peine commencé à inspirer, pas assez pour poser ne serait-ce qu’un pied par terre, qu’une voix s’élève juste derrière moi.
— C’est ta femme, hein ? demande l’inspecteur Coulter.
Il me faut un peu de temps pour me décoller du plafond, puis je me retourne. Il est sur le seuil, à quelques mètres, mais assez près pour avoir tout vu et entendu. Impossible d’esquiver la question.
— Oui. C’est Rita.
— On aurait dit que c’était toi, avec le mec dans la salle de bains.
— Que… moi ? bafouillé-je. Je ne crois pas.
— Si, insiste Coulter. C’était toi. (Et, comme je n’ai rien à dire et qu’il est hors de question que je me remette à bafouiller, je me contente de secouer la tête.) Et tu comptes rester là alors que ce mec tient ta femme ?
— J’allais me lever.
— Tu aurais pas comme l’impression que ce type t’en veut, des fois ?
— Ça commence à en avoir l’air, avoué-je.
— Et pourquoi ça, à ton avis ?
— Je vous l’ai dit. J’ai frappé son petit copain. Même moi, je trouve l’explication faiblarde.
— Ouais, c’est vrai. Le mec qui a disparu. Et tu sais toujours pas où il est passé, hein ?
— Non, pas du tout.
— Tu sais pas, fait-il en inclinant la tête. Parce que c’est pas lui dans la baignoire. Et c’est pas toi qui te penches sur lui avec la scie.
— Non, bien sûr que non.
— Mais ce mec, il croit peut-être ça, parce qu’on dirait drôlement que c’est toi. Alors il a pris ta femme. Une espèce d’échange, quoi.
— Inspecteur, je ne sais vraiment pas où est son petit copain.
Et c’est vrai, si l’on songe aux courants, aux marées et aux habitudes des charognards de l’Océan.
— Mmm…, fait-il en prenant une expression que je dois sûrement considérer comme pensive. Alors il a décidé de… quoi, au fait ? Transformer ta femme en une espèce d’œuvre d’art, c’est ça ? Parce que…?
— Parce qu’il est fou ? proposé-je, plein d’espoir.
C’est aussi le cas, mais il n’est pas sûr que Coulter se laisse impressionner.
Et ça ne l’est effectivement pas.
— Mmm, mmm…, fait-il, dubitatif. Il est dingue. Ça tombe sous le sens, ouais. (Il hoche la tête comme pour tenter de s’en convaincre.) O.K., alors on a un dingue qui tient ta femme. Et ensuite ?
Il hausse les sourcils ; il espère sûrement que je vais lui sortir quelque chose de vraiment utile.
— Je ne sais pas. Je devrais peut-être avertir la police.
— Avertir la police, ouais. Parce que la dernière fois que tu l’as pas fait je t’ai grondé.
L’intelligence est généralement louée, mais, vraiment, je dois admettre que je préférais nettement Coulter quand je le prenais pour un idiot inoffensif. Maintenant que je sais que ce n’est pas le cas, je suis tiraillé entre l’envie d’être très prudent dans mes déclarations et un désir tout aussi irrépressible de lui fracasser mon fauteuil sur le crâne. Mais un bon fauteuil, ça coûte cher, et la prudence prend le dessus.
— Inspecteur, ce type tient mon épouse. Peut-être que vous n’avez jamais été marié…
— Deux fois, me coupe-t-il. Ça a pas marché.
— Eh bien, moi, si. J’aimerais bien la récupérer en un seul morceau.
Il me considère un long moment, puis :
— C’est qui, ce mec ?
— Brandon Weiss, réponds-je, sans trop savoir où il veut en venir.
— C’est son nom, mais c’est qui, merde ?
Je secoue la tête, perplexe, encore moins sûr de vouloir le lui dire.
— Mais c’est le type qui, vous voyez, celui qui a exposé tous ces cadavres mis en scène qui ont mis le gouverneur dans tous ses états.
— Oui, je vois.
Il hoche la tête et regarde sa main. Je me rends compte qu’il n’a pas sa bouteille de soda. Le pauvre homme doit être en manque.
— Ça serait bien de le coincer, ce mec, dit-il.
— Oui.
— Ça mettrait plein de gens de bonne humeur. Ça serait bon pour la carrière.
— Je suppose, avoué-je en me disant que j’aurais finalement dû lui fracasser mon fauteuil dessus.
— Très bien, conclut-il en frappant dans ses mains. Allons le pincer.
C’est une merveilleuse idée, annoncée avec un bel entrain, mais je décèle un petit problème.
— Aller où ? Je ne sais pas où il a emmené Rita.
— Quoi ? Il te l’a dit.
— Je ne crois pas.
— Allons, tu regardes pas la télé ? demande-t-il, comme si c’était un crime.
— Pas trop. Les enfants ne s’intéressent plus aux dessins animés.
— Ça fait trois semaines qu’on en parle. L’Art-Stravaganza.
— La quoi ?
— L’Art-Stravaganza, au Convention Center, clame-t-il, comme s’il faisait de la réclame. Plus de deux cents artistes d’avant-garde venus d’Amérique du Nord et des Caraïbes réunis sous le même toit.
Je sens bien que je tente d’articuler quelque chose, mais rien ne sort. J’essaie encore, mais avant que j’arrive à parler Coulter me désigne la porte du menton.
— Allez, on y va. Ensuite, on discutera un peu pour comprendre pourquoi on dirait que c’est toi avec le mec dans la baignoire.
Cette fois, je pose les deux pieds par terre, prêts à me relever, mais avant que j’en aie eu le temps mon mobile sonne.
— Monsieur Morgan ? demande une voix de femme fatiguée.
— Oui.
— C’est Megan. Du programme extrascolaire. Vous voyez, qui s’occupe de Cody… Et d’Astor…
— Ah oui ! m’exclamé-je, tandis qu’une nouvelle alarme se déclenche sous mon crâne.
— Il est 6 heures passées, vous voyez ? Et il faut que je rentre chez moi, maintenant ? J’ai un cours de compta, ce soir ? À 7 heures ?
— Oui, Megan. Que puis-je faire pour vous ?
— Je vous l’ai dit ? Il faut que je rentre ?
— Très bien.
— Mais vos gosses ? Votre femme est pas venue ? Alors ils sont là ? Et moi je suis pas censée partir ? Tant qu’il reste des gosses ?
Je trouve que c’est une règle excellente, surtout que cela signifie que Cody et Astor sont sains et saufs et non dans les griffes de Weiss.
— Je viens les prendre. Je serai là dans vingt minutes.
Je referme mon mobile et découvre le regard interrogateur de Coulter.
— Mes gosses. Leur mère n’est pas allée les chercher et il faut que j’y aille.
— Tout de suite.
— Oui.
— Donc, tu vas les chercher ?
— En effet.
— Mmm, mmm… Et tu veux toujours sauver ta femme ?
— Je crois que ce serait mieux, oui.
— Alors tu vas aller chercher tes mômes et t’occuper de ta femme. Et pas, mettons, essayer de filer ni rien ?
— Inspecteur, je veux récupérer ma femme.
Il me considère longuement, puis il hoche la tête.
— Je serai au Convention Center, dit-il en tournant les talons.
Le parc où vont chaque jour Cody et Astor après l’école n’est qu’à quelques minutes de chez nous ; mais, comme il se trouve de l’autre côté de la ville par rapport au bureau, il me faut un peu plus de vingt minutes pour y arriver. C’est l’heure de pointe, et je peux dire sans m’avancer que j’ai de la chance d’y parvenir aussi vite. Cela me donne néanmoins tout le temps de réfléchir à ce qui peut arriver à Rita, et je m’aperçois avec surprise que j’espère vraiment qu’elle va bien. Je commence à m’habituer à elle. J’aime bien qu’elle fasse la cuisine tous les soirs et je ne pourrais sûrement pas m’occuper de deux gosses au quotidien tout en ayant la liberté de m’épanouir dans ma carrière – enfin, pas encore, dans quelques années, le temps que les enfants aient terminé leur formation.
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