Toute conversation qui commence par « Schwarzkogler n’était qu’un début » ne mène nulle part où tout être doué de raison souhaiterait aller. Mais ce nom me paraît vaguement familier et, évidemment, ne pouvant laisser un indice potentiel en suspens, je fais diligemment une recherche sur Google.
Le Schwarzkogler en question se révèle être Rudolf, un Autrichien qui se prenait pour un artiste et qui, afin de le prouver, se serait coupé petit à petit le pénis en prenant des photos au fur et à mesure. Ce fut un tel triomphe artistique qu’il continua sa carrière jusqu’à ce que son chef-d’œuvre ait raison de lui. Et je m’en souviens en lisant que l’homme était une icône du petit groupe qui nous a régalés à Paris avec La Jambe de Jennifer .
Je ne m’y connais guère en art, mais je tiens à mes abattis. Pour le moment, Weiss s’est révélé peu disposé à céder les siens, malgré tous mes efforts. Et j’observe que ce mouvement artistique peut avoir un attrait esthétique évident pour lui, notamment s’il monte la barre d’un cran, comme il l’annonce ici. Cela tient debout : pourquoi créer de l’art avec son corps quand on peut le faire avec celui d’un autre et éviter de se faire mal ? Sans compter que votre carrière dure plus longtemps. J’applaudis le bon sens de Weiss et j’ai dans l’idée que je vais assister à la prochaine étape de sa carrière artistique sous peu, d’un peu trop près, au goût de Dexter le Philistin.
Je consulte régulièrement la page YouTube durant la semaine, mais rien ne change, et, au rythme d’une semaine très occupée, cela commence à ne plus être qu’un très déplaisant souvenir.
À la maison, la situation n’est pas meilleure : un policier est toujours posté à la porte quand les enfants rentrent, et, bien qu’il soit généralement aimable, sa présence accroît la tension. Rita est un peu distante et distraite, comme si elle attendait constamment un appel de l’étranger, et sa cuisine habituellement savoureuse s’en ressent. Nous mangeons des restes deux fois en une semaine – un fait sans précédent dans notre petit foyer – et, pour la première fois depuis que je la connais, elle est relativement peu bavarde, reste assise avec Cody à regarder en boucle tous ses DVD préférés, sans prononcer plus de deux ou trois mots.
Curieusement, Cody est le seul à faire montre d’un peu d’animation. Il a hâte d’aller à sa prochaine réunion chez les scouts, bien que cela l’oblige à porter son hideux uniforme. Mais, quand je lui demande ce qui l’a fait changer d’avis, il avoue que c’est parce qu’il espère que le nouveau chef va lui aussi être retrouvé mort et qu’il pourra le voir.
Une semaine morose se passe, le week-end ne se révèle pas mieux, et le lundi matin arrive, comme c’est assez souvent le cas. Bien que j’apporte une grande boîte de beignets au bureau, ce lundi ne m’offre rien en retour, hormis un surcroît de travail. Une fusillade en voiture à Liberty City me force à me rendre dans les quartiers chauds pendant plusieurs inutiles heures. Un ado de seize ans est mort, et un simple coup d’œil aux éclaboussures de sang suffit pour se rendre à l’évidence : il a été abattu depuis une voiture passant en trombe. Mais, comme l’« évidence » ne suffit jamais pour une enquête de police, je vais sur place sous un soleil de plomb suer à des tâches qui relèvent rapidement de la corvée, tout cela pour remplir les formulaires adéquats.
Le temps que je regagne mon petit bureau, j’ai tellement transpiré que j’ai presque épuisé mon déguisement humain. J’ai surtout envie d’une douche, de vêtements propres et secs et, si possible, de découper en tranches quelqu’un qui le mérite complètement. Bien sûr, cela me ramène directement à Weiss, et, n’ayant rien d’autre à faire que savourer l’odeur de ma transpiration, je jette un dernier coup d’œil à sa page.
Cette fois, une nouvelle vignette m’attend en bas. Intitulée DEXTERAMA.
Je n’ai pas tellement le choix : je clique dessus.
L’image est d’abord floue, j’entends le son d’un orchestre entonnant une musique pompeuse qui me rappelle la remise des diplômes au lycée. Suivent des images, les cadavres de la série LE NOUVEAU MIAMI, intercalées avec des visages de spectateurs, et la voix de Weiss s’élève, comme une version malsaine d’un commentateur télé.
« Pendant des milliers d’années, entonne-t-il, des choses affreuses nous sont arrivées. (Gros plans sur les cadavres et leurs visages aux masques en plastique.) Un homme a posé la même question : Pourquoi suis-je ici ? Et, pendant tout ce temps, la réponse n’a pas varié… (Gros plan sur un visage dans la foule des Fairchild Gardens, perplexe, interloqué, puis Weiss prend une voix de benêt :) Je sais pas… »
D’un point de vue technique, le film est très maladroit, ce n’est qu’un nouveau montage d’images éculées, et j’essaie de ne pas me montrer trop critique – après tout, le talent de Weiss s’exerce dans un autre domaine, il a perdu son premier partenaire puis tué le second, qui était monteur.
« L’homme s’est donc tourné vers l’art, continue Weiss du même ton solennel, tandis qu’apparaît une statue sans bras ni jambes, et l’art nous a apporté une bien meilleure réponse… (Plan rapproché du joggeur qui a trouvé le cadavre sur South Beach, suivi du fameux cri de Weiss.) Mais l’art conventionnel ne peut nous mener bien loin. Car l’utilisation de méthodes traditionnelles comme la peinture ou la sculpture élève une barrière entre l’événement artistique et l’expérience de l’art. Et nous, en tant qu’artistes, nous devons nous préoccuper d’abattre les barrières… (Image du mur de Berlin qui s’écroule sous les hourras de la foule.) C’est pourquoi des gens comme Chris Burden et David Nebreda ont commencé à expérimenter de nouvelles voies pour faire de leur personne une œuvre d’art – une barrière est tombée ! Mais cela ne suffit pas, car, pour le spectateur lambda (un autre visage d’ahuri dans la foule), il n’y a aucune différence entre un tas de boue et un artiste dément. La barrière se dresse encore ! Zut ! »
Le visage de Weiss apparaît alors ; la caméra tremblote un peu, comme s’il la tenait tout en parlant.
« Nous devons trouver l’immédiateté. Nous devons faire participer le spectateur à l’œuvre, afin d’éliminer la barrière. Et nous avons besoin de meilleures réponses… à de plus grandes questions encore. Comme : ‘‘Qu’est-ce que la vérité ?’’, ‘‘Où se trouve le seuil de la souffrance humaine ?’’. Et plus important encore… (Là, l’écran montre Dexter déposant Doncevic dans la baignoire blanche.) ‘‘Que ferait Dexter s’il faisait partie de l’œuvre, au lieu d’être l’artiste ?’’ »
À ce moment, j’entends un nouveau cri – étouffé, mais qui me paraît familier ; ce n’est pas celui de Weiss, mais je l’ai déjà entendu, bien que je n’arrive pas à préciser mon souvenir. Weiss revient à l’écran avec un petit sourire et jette un coup d’œil par-dessus son épaule.
« Au moins, nous pourrons répondre à la dernière question, n’est-ce pas ? »
Il s’empare de la caméra et la détourne de son visage pour fixer une forme qui gigote derrière lui. L’image devient nette et je comprends alors pourquoi le cri me paraissait familier.
C’est Rita.
Allongée sur le flanc, les mains liées dans le dos, les chevilles entravées, elle se débat tant qu’elle peut et pousse un autre cri étouffé, cette fois indigné.
« Le public est l’œuvre d’art, s’esclaffe Weiss. Et tu vas être mon chef-d’œuvre, Dexter. (Il fait un sourire, pas artificiel, mais pas particulièrement joli non plus.) Cela va être une fabuleuse… « art-stravagance » ! »
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