— Moi ? s’exclame-t-elle. On ferait tout cela pour m’atteindre, moi ?
Touché par sa modestie, je la gratifie de l’un de mes plus beaux sourires en toc.
— Vous, ou vos services.
Elle fronce les sourcils, comme si cette idée était ridicule.
— Eh bien…, fait-elle d’un ton dubitatif.
— C’est ça ! la coupe Deborah en martelant la table. Là, ça tient debout. Si vous avez viré un employé et que ça l’a rendu dingue.
— Surtout s’il l’était déjà un peu, précisé-je.
— C’est le cas de la plupart de ces artistes à deux balles, dit Deborah. Le type perd son boulot, il rumine ça un moment, et il riposte de cette manière. Il faut que je voie les dossiers du personnel.
La femme ouvre et ferme la bouche plusieurs fois et finit par secouer la tête.
— Je ne peux pas vous les communiquer.
Deborah la toise un moment, puis, alors que je m’attends à la voir piquer une crise, elle se lève.
— Je comprends, dit-elle. Viens, Dex !
— Que… mais où allez-vous ? s’écrie la femme tandis que je m’apprête à suivre ma sœur, qui a déjà gagné la porte.
— Chercher une injonction du tribunal. Et un mandat de perquisition, dit Deborah avant de tourner les talons sans attendre de réponse.
Je regarde la scène. La femme pèse le pour et le contre pendant un bref instant, puis elle se lève d’un bond et court après Deborah.
— Attendez une seconde !
Et c’est ainsi que, quelques minutes plus tard, je me retrouve dans une salle devant un ordinateur. À côté de moi est assis Noël, un type d’origine haïtienne, ridiculement maigre, avec de grosses lunettes et un bon paquet de balafres.
J’ignore pourquoi, mais dès qu’il est question d’informatique Deborah fait appel à son frère, Dexter, le dieu du Digital. Certes, je suis plutôt accompli dans le domaine des recherches par ordinateur : cela s’est révélé nécessaire pour mon passe-temps favori consistant à retrouver les méchants qui ont glissé à travers les mailles du filet du système judiciaire, afin de les débiter en pièces détachées soigneusement empaquetées dans quelques sacs-poubelle.
Mais il est également vrai que notre puissant service de police possède en la matière plusieurs experts capables de s’acquitter de cette tâche aussi facilement sans que tout le monde se demande pourquoi un expert en prélèvements sanguins se double d’un pirate informatique aussi doué. De telles questions peuvent se révéler embarrassantes et réveiller les esprits soupçonneux, ce que je préfère éviter au travail, étant donné que les flics sont connus pour leur tempérament suspicieux.
Mais il ne sert à rien de se plaindre. Cela ne fait qu’attirer encore plus l’attention et, de toute façon, tout le service de police a l’habitude de nous voir travailler ensemble. Et, d’ailleurs, comment pourrais-je dire non à ma pauvre petite sœur sans recevoir quelques-uns de ses fameux coups de poing dans le bras ? Et, comme elle s’est récemment montrée irritable et distante, récupérer quelques points de TLF (taux de loyauté fraternelle) ne peut pas me nuire.
Je joue donc Dexter le Docile et avec Noël, qui porte un peu trop d’eau de Cologne, je discute de ce que nous devons chercher.
— Écoutez, me dit-il avec un accent créole à couper au couteau, je peux vous sortir une liste de ceux qui ont été licenciés depuis, disons, deux ans ?
— Deux ans, c’est bien. S’il n’y en a pas trop.
Il hausse les épaules, ce qui a l’air douloureux tellement il est maigrichon.
— Moins d’une dizaine. Jo Anne aux commandes, la plupart démissionnent, ajoute-t-il avec un sourire.
— Sortez la liste, puis nous vérifierons dans leurs dossiers s’il y a des menaces ou des plaintes éventuelles.
— Seulement, nous avons aussi pas mal de sous-traitants indépendants, vous voyez ? Et s’il arrive qu’ils ne remportent pas tel ou tel marché, il se peut qu’ils soient mécontents.
— Mais un sous-traitant peut toujours proposer une nouvelle offre au marché suivant, n’est-ce pas ?
— Sûrement.
— Donc, sauf si vos services déclarent à quelqu’un qu’il ne sera plus jamais fait appel à lui, ça ne me paraît pas très pertinent.
— Alors on s’en tient aux licenciés, dit-il.
Et, quelques minutes plus tard, il me sort une liste comportant neuf noms et adresses.
Deborah, qui jusque-là contemplait le paysage par la fenêtre, se précipite dès qu’elle entend l’imprimante ronronner et se penche par-dessus mon épaule.
— Tu as quoi, alors ?
— Peut-être rien, dis-je en lui tendant le papier. Neuf licenciés. (Elle m’arrache la feuille et la regarde comme si c’était une preuve irréfutable.) On va vérifier dans leurs dossiers s’ils ont proféré des menaces.
Deborah serre les dents. Je sens qu’elle se retient de ne pas se précipiter pour frapper à la première adresse, mais elle finit par voir que nous gagnerons du temps si nous les classons par ordre de priorité.
— Bon, d’accord, dit-elle enfin. Mais grouille, hein !
Nous nous grouillons, en effet. Je réussis à éliminer deux employés qui ont été « licenciés » quand l’Immigration les a expulsés. Un seul nom remonte en haut de la liste : Hernando Meza, qui s’est montré intempestif – c’est le mot utilisé dans son dossier – et qu’il a fallu expulser manu militari des locaux.
Et le plus beau dans l’histoire ? Hernando est l’auteur de plusieurs installations décoratives dans des aéroports et terminaux maritimes.
Des installations du genre de celles que nous avons vues à South Beach et aux Fairchild Gardens.
— Putain ! s’exclame Deborah. On brûle. Et du premier coup.
Je conviens que cela paraît utile d’aller faire un tour chez Meza pour bavarder un peu, mais une petite voix me souffle que rien n’est jamais aussi simple : les premiers coups sont parfois des coups d’épée dans l’eau.
Comme nous devrions tous le savoir depuis longtemps, chaque fois qu’on prédit un échec, on a toutes les chances de ne pas se tromper.
Hernando Meza habite dans une partie de Coral Gables qui est agréable, sans plus ; c’est ainsi que, protégé par sa médiocrité, le quartier n’a pas beaucoup changé depuis une vingtaine d’années, contrairement au reste de Miami. D’ailleurs, sa maison ne se trouve qu’à deux kilomètres de celle de Deborah : des voisins. Malheureusement, ce n’est pas suffisant pour que l’un comme l’autre aient envie d’être polis.
Tout commence dès que Debs frappe à la porte. Je me rends compte en la voyant trépigner qu’elle est tout excitée et convaincue d’être sur la bonne piste. Puis, quand la porte s’ouvre, déclenchée par un mécanisme électrique, Deborah s’immobilise et lâche un « Merde ! ». À mi-voix, bien sûr, presque inaudible.
Meza l’entend et répond par un « Eh bien, va te faire foutre » en levant vers elle un regard hostile. C’est d’autant plus impressionnant qu’il est dans un fauteuil roulant électrique et qu’il n’a plus que l’usage de ses doigts.
Lesquels lui servent à manœuvrer un joystick sur le plateau métallique fixé sur le devant du fauteuil, qui avance de quelques centimètres vers nous.
— Qu’est-ce que vous voulez ? Vous avez pas l’air assez futés pour être des Témoins de Jéhovah, alors vous êtes représentants ? Ça tombe bien, je voulais acheter des skis.
Deborah me jette un regard de biais, mais, comme je n’ai aucun conseil à lui donner, je me contente de sourire. Dieu sait pourquoi, cela l’énerve : elle fronce les sourcils et se crispe.
— Êtes-vous Hernando Meza ? demande-t-elle sur un ton très flic imperturbable.
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