Ils traversèrent Freetown à tombeau ouvert, jusqu’au gros cotton-tree pour remonter Pademba Road.
C’était le restaurant où Malko était allé le soir de son arrivée. L’éclairage rouge était toujours aussi tamisé. Rugi le mena directement à une petite salle au fond où attendait une fille seule.
Malko fut frappé par le magnétisme sexuel qu’elle dégageait avec sa bouche trop grande plantée au milieu d’un visage de chat triangulaire aux yeux curieusement en amande, comme une orientale. Le gara multicolore moulait des seins dardés et gonflés.
— Voilà Bambé, annonça Rugi.
Elle échangea quelques mots en créole avec Bambé qui lui répondit d’une voix fluette.
— Il faut que personne ne sache qu’elle vous a vu, précisa Rugi.
— Promis, dit Malko. Elle se doute de ce qui m’intéresse ?
— Non. Mais elle est très fâchée contre Hussein Forugi, l’iranien. Il lui fait faire des choses qu’elle n’aime pas. Les Africaines sont très pudiques, vous savez…
Une serveuse apporta d’autorité des Star pour tout le monde. Malko, dans un premier temps, préférait laisser Rugi utiliser le créole avec Bambé, afin d’éviter les questions directes.
— Qu’est-ce qu’il lui a fait ? demanda-t-il.
— Il fait comme si je suis Madame Putain qui fait boutique son cul, fit Bambé d’un ton enfantin et indigné.
Elle raconta ses matinées de massage, terminant sur le dernier incident. Malko retenait un fou rire… Bambé baissa les yeux, après un regard pour Malko signifiant qu’elle n’avait pas la même répugnance pour des relations normales… Il tira une photo de sa poche et la posa sur la table.
— Est-ce qu’elle connaît cet homme ?
Bambé regarda attentivement la photo de Nabil Moussaoui découverte sur Charlie et secoua la tête, désorientée.
— Je ne sais pas, dit-elle. Les Blancs se ressemblent tous…
Encourageant. Malko insista.
— Je cherche deux hommes jeunes, des Libanais qui se seraient cachés à la Résidence iranienne.
Bambé se mit à jacasser en créole, aussitôt traduite par Rugi.
— Elle dit que deux hommes ont vécu quelques jours dans une section de la Résidence où elle n’avait pas le droit d’aller. Mais ils sont partis un matin dans la Mercedes de Hussein Forugi, elle ne sait pas où.
Ce qui recoupait l’information de Eddie Connolly. La serveuse apporta de la langouste coupée en morceaux, qui semblait avoir macéré un siècle dans le pilli-pilli. Entre deux rasades de Star pour éteindre le feu de sa gorge, Malko essaya en vain d’en savoir plus sur Hussein Forugi. Sauf l’observation de Bambé confirmant le passage probable des deux Chiites chez les Iraniens, il faisait chou blanc…
Rugi, qui avait englouti assez de piment pour concurrencer un avaleur de feu, jeta un coup d’œil nerveux à sa montre et lança :
— Je dois vous laisser. Vous pouvez raccompagner Bambé ? Elle habite Murray Town.
Elle était déjà debout, ne tenant pas en place. Elle embrassa Malko sur la joue et disparut. Les yeux baissés, Bambé cuvait son pilli-pilli et sa bière. Lorsqu’elle se leva pour partir, Malko put constater que sa chute de reins était absolument somptueuse, soulignée par la taille incroyablement mince.
— Il faudrait me tenir au courant de ce qui se passe à la Résidence des Iraniens, demanda Malko, en anglais, remontant Pademba Road.
— Je ne veux plus y retourner, annonça Bambé. Son anglais était un peu succinct, mais très compréhensible.
Ça, c’était le comble. À quoi bon l’avoir retrouvée ?
— Pourquoi ? demanda Malko.
— Je ne veux plus faire Madame Putain, fit-elle d’un ton définitif.
Il sentit qu’il n’y aurait pas moyen de la faire changer d’avis. La récolte de la soirée était mince.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda-t-il.
— Chercher du travail…
Dans un pays comme la Sierra Leone, autant jouer au loto. Mais comme beaucoup d’Africains, Bambé était fataliste.
De nuit, les rues de Murray Town, bordées de vieilles baraques créoles, sans éclairage, défoncées, étaient particulièrement sinistres, à part quelques lumignons de marchands en plein air. Bambé guida Malko jusqu’à un portail aux vantaux arrachés donnant sur un grand jardin en friche. Il s’arrêta devant une vaste maison plongée dans l’obscurité.
— C’est grand, remarqua Malko.
— Ce sont les bureaux de l’agence de voyage Kon-tiki, expliqua Bambé. Ils occupent tout. Moi, j’ai juste une chambre en bas. C’est pour éloigner les voleurs.
Elle ne sortait pas de la voiture, comme si elle attendait quelque chose. Malko tira une liasse de leones de sa sacoche, et la posa sur ses genoux.
— Si vous pouviez apprendre quelque chose sur ces deux hommes…
Bambé s’empara de l’argent, ravie.
— Maintenant que je ne travaille pas, j’ai beaucoup de temps. Si tu veux venir me voir…
Complètement apprivoisée… Plus besoin d’utiliser le créole.
Elle s’éloigna vers la maison dans la lueur des phares et Malko suivit le balancement voluptueux de ses hanches moulées par le gara, puis repartit. Déçu. Comment progresser maintenant ?
Il n’avait pas encore répondu à la question en arrivant au Mammy Yoko . Un mot de l’écriture hachée d’Eddie Connolly était glissé sous sa porte.
« Rendez-vous à Lumley Beach, ce soir à onze heures. »
Il était onze heures dix.
Malko s’engagea sur Lumley Beach et mit pleins phares. Plusieurs voitures étaient stoppées le long de la plage, face à la mer. Des Libanais en train de copuler… Il dut aller presque jusqu’à l’hôtel Atlantic pour trouver Eddie Connolly. Le journaliste faisait les cent pas à côté de sa voiture, fumant une cigarette. Les phares de la 505 éclairèrent une silhouette à l’intérieur de la Toyota. Bernice, la petite journaliste déjà rencontrée au News-Room. Eddie Connolly joignait l’utile à l’agréable.
— Good evening , dit le Créole, très courtoisement. J’avais peur que vous ne veniez pas…
— Vous avez quelque chose d’important ? interrogea Malko.
L’autre se rengorgea avec un petit rire satisfait.
— Indeed, yes … J’ai eu de la chance. J’ai quelques amis à l’Immigration. Grâce à eux, j’ai appris que Karim Labaki a demandé une faveur pour deux de ses amis.
— Quelle faveur ?
— Des papiers pour sortir officiellement du pays. Sous une fausse identité.
Le cœur de Malko battit plus vite. Si les terroristes avaient besoin de faux papiers, c’est qu’ils se préparaient à l’action.
— À quels noms ?
— Je l’ignore encore. Mais je dois le savoir demain. Par mon ami.
Malko dissimula son excitation. Cette fois, il s’approchait du but. Ces documents devaient concerner les deux terroristes chiites que le Libanais cachait chez lui. Ils étaient donc sur le point d’être « activés ». S’il arrivait à connaître l’identité sous laquelle ils voyageaient, cela permettrait de les neutraliser hors de la Sierra Leone.
— C’est très bien, dit Malko. Vous ne le regretterez pas.
Eddie Connolly écrasa sa cigarette à terre avec un sourire plein d’humilité et continua d’une voix timide :
— Vous ne m’aviez pas dit que l’on avait tenté de vous assassiner.
— Comment l’avez-vous appris ?
— Par un de mes informateurs au CID.
— Vous savez qui a fait le coup ?
Le journaliste secoua la tête.
— Pas avec certitude. On dit que c’est Karemba. Pour le compte de Karim Labaki.
Un ange passa, emporté par la brise tiède. Eddie Connolly se gratta la gorge. Mal à l’aise.
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