— Je vois, dit Malko.
— À l’appui de cette thèse, continua doucement l’Américain, il y a la présence à Mahé, au Cor al Sands, d’un Irakien que nous connaissons bien. Rachid Mounir. N° 2 des services irakiens. Très proche du Front du Refus. Facile à reconnaître, c’est le sosie de Omar Sharif. Plaît beaucoup aux dames…
— Et a fait des études de manucure, compléta Malko avec une ironie amère.
Willard Troy tordit sa bouche dans un rictus muet.
— Oh, il sait faire d’autres choses aussi. Il n’y a pas un très bon dossier sur lui.
Il se tut. Pudique. Un ange passa, noir comme une chauve-souris, avec une tête de loup… C’était une véritable horde, pas un petit loup que dévoilait Troy. Malko rangeait dans son cerveau tous les éléments fournis par l’Américain. Un beau petit pot au feu d’horreurs.
— Comment les Irakiens se sont-ils branchés sur le coup ? demanda-t-il.
Willard Troy eut une moue dubitative.
— Je ne sais pas exactement. Hypothèse : les Seychellois, nouvelle manière, sont très copains avec les Tanzaniens. Les Tanzaniens vont aussi s’entraîner en Irak qui fournit des armes tchèques à tout le monde, y compris la police « parallèle » du nouveau régime.
De mieux en mieux. Pourtant quelque chose faisait tiquer Malko.
— Si le Laconia B gît par 700 mètres de fond, dit-il, personne ne peut le récupérer…
Willard Troy le fixa, impénétrable.
— Très juste. Mais est-ce que le Laconia B est par 700 mètres de fond ?
— Comment ?
— Personne ne sait exactement où il a coulé, expliqua l’Américain. Il a pu basculer dans les grands fonds ou rester accroché sur un banc de corail. La première chose est de le retrouver. Avant « l’opposition », si possible.
— Et ensuite ?
— Ensuite, la Navy a une base à Diego Garcia. Ils aviseront.
— Pourquoi n’avisent-ils pas maintenant ? demanda Malko, plein de logique…
— Parce que le Laconia B a coulé dans les eaux seychelloises et que le State Department tient à ce que nous gardions un low profil. Si les Seychellois fermaient notre station d’écoute, ce serait un foutu coup dur…
Malko réalisa qu’il s’enfonçait tout doucement dans le sable et se déplaça un peu. De loin, lui et Troy, devaient ressembler à un couple d’amoureux…
— Vous avez des « stringers » [5] Contractuels.
ici ?
— Un, fit Willard Troy. Mark. Seychellois. Quand je l’ai connu, il travaillait dans une école pour « enfants exceptionnels ». C’était l’enfer. Ici, les enfants exceptionnels, ce sont des tarés… Je l’ai pistonné. Maintenant, il travaille à l’hôpital à mi-temps. Le reste du temps, il est « sex-boy » comme disent les Seychellois. C’est-à-dire qu’il saute les touristes esseulées contre de petites compensations financières. Comme on lui met des bâtons dans les roues, il s’est reconverti dans la vente des coco-fesses [6] Noix de coco jumelles, particulières aux Seychelles, en forme de fesses.
et il n’aime pas beaucoup le nouveau gouvernement. Avant, s’il avait trois roupies pour se payer une bière, il pouvait aller draguer dans n’importe quel hôtel.
— Il va venir me faire la cour ? demanda Malko.
Willard Troy ne se dérida même pas.
— Il vous attend demain. Chez lui. Sur la route de Beauvallon à Victoria. Vous verrez une pancarte en bois « Résidence de l’ambassadeur de l’URSS ». Un sentier. Il y a quelques cases, tout près de la route. Mark habite là. Avec ses coco-fesses qu’il vend aux touristes. Personne ne prêtera attention à vous. Allez-y à partir de trois heures.
— Il a un bateau ?
— Non, précisa Troy. Mais je connais un autre type qui peut vous donner un coup de main. Un « Blanc rouillé », comme ils disent ici. Un fauché. Allez au yacht-club et demandez le Koala. C’est un gros cabin-cruiser de cinquante-quatre pieds. Le skipper s’appelle Brownie. Australien fou. Trafiquant. Aventurier. Il nous a sorti un agent de Madagascar il y a trois mois. Avec pas mal d’or appartenant à des Hindous. Il est sur tous les coups foireux. Payez-le bien, il vous aidera. Connaît l’océan Indien comme sa poche. Et en plus, il est avec une pépé superbe.
— Le rêve, soupira Malko. À propos, comment vais-je me déplacer ?
— Prenez un taxi pour Victoria demain matin, dit Troy. En face du Pirate’s Arms, il y aura une Mini-Moke rouge. Plaque 6555. Elle ressemble à toutes celles que louent les touristes, mais c’est une petite bombe avec un moteur de Cooper S. Les clefs seront sous le siège.
— Merci, dit Malko. Avec Brownie, je viens de votre part ?
— Avec précaution, accepta Willard Troy. Il ne posera pas de question. Passez-moi un coup de fil demain soir. À la maison. Si ça ne répond pas, essayez l’hôpital…
— Étant donné ce qui s’y passe, dit Malko, je ne vous le souhaite pas. Si vraiment cet Israélien a été enlevé, il a fallu des complicités locales, non ? À propos, comment est l’ambiance, ici ? Vous êtes très surveillé ?
— Pas mal. Il n’y a eu que trois morts à la Révolution, mais le président René a une frousse noire d’un contrecoup d’État. Il y a eu le couvre-feu pendant quatre mois. C’est fini maintenant. Il a fait venir sept officiers de Tanzanie pour encadrer la police et des copains du parti communiste mauricien pour créer une police politique. Heureusement, le chef de la police s’entend pas bien avec les Tanzaniens. C’est encore assez pagailleux, mais on visse un peu tous les jours. Deux semaines après le coup d’État, les Soviétiques installaient une ambassade. À l’hôtel du Pirate’s Arms… Tellement ils étaient pressés. Maintenant, on voit pas mal de navires russes à Victoria… Civils et militaires. Les gens commencent à s’en rendre compte, mais ils sont tellement nonchalants qu’ils ne réagissent pas. Ici, on regarde surtout pousser le coco. Ce ne sont pas des foudres de guerre…
— Et l’opposition ?
— Il n’y en a pas. Le seul qui était menaçant, Ahmed Abi, a disparu sans laisser de traces, il y a trois mois. Évidemment, il y a un certain mécontentement dans la population : le nouveau régime a interdit de boire de la bière sur la route et en voiture. Avant ils se descendaient tous leurs trois canettes entre le bureau et la case et arrivaient fin saouls. Mais, avant qu’ils réagissent…
Malko regarda la plage sombre, inquiet.
— On ne vous a pas suivi ?
L’Américain secoua la tête.
— Je ne pense pas. Ils sont encore trop flemmards. Je crois que l’histoire du bateau ne les intéresse pas. Ils surveillent surtout les Anglais qu’ils soupçonnent de vouloir remettre Jimmy Mancham à la présidence.
— Dites-moi, répéta Malko, il a fallu des complicités locales pour faire disparaître cet Israélien ?
— C’est bien ce qui m’inquiète, avoua le chef de station de la CIA.
Malko prit la main tendue.
— À demain au téléphone. À propos et les Israéliens ?
Troy secoua, la tête.
— Ils sont sûrement là, mais je ne les ai pas encore localisés.
Malko le regarda s’éloigner vers le Beauvallon et prit le chemin du Fisherman’s. Il fallait un sérieux effort d’imagination pour réaliser le danger dans cette ambiance. Mais il était là. Malgré lui, il se retourna plusieurs fois. La plage était pourtant déserte. Willard Troy s’était fondu dans la cocoteraie. À quelques milliers de kilomètres de là, la neige tombait sur les vieux murs de son château, à Liezen, en Autriche. Alexandra, sa fiancée, devait danser à Vienne.
Il se sentit soudain très seul.
Читать дальше