Nouvelle bouffée bleue qu’il balaie de la main pour mieux nous dévisager.
— Obtenir satisfaction, murmuré-je, cela entend dénicher ce que le citoyen Berthoux a planqué ?
Il a un sourire engageant.
— Merci de ce raccourci, commissaire San-Antonio, grâce à vous nous pénétrons directement dans le vif du sujet. Pour commencer, je voudrais que vous me fassiez l’un et l’autre un résumé très complet de votre enquête.
— Vous pensez que ce rapport vos ferait avancer vos recherches ?
Il a un geste en montagnes russes.
— Ne vous préoccupez pas de ce que je pense. Parlez !
Cet homme, croyez-en ma petite expérience est plus froid qu’une patinoire. Il est indifférent à toutes formes de détresses humaines. Il tue comme il parle, il parle comme il pense et il pense comme il agit : selon des données précises, avec une rigueur arithmétique.
— Mon Dieu, cher monsieur Haben, je n’ai pas pour habitude de rendre compte de mes missions à d’autres que mes supérieurs…
— Vous avez tort.
— Mais non ! De quel moyen de pressions disposez-vous à mon endroit ? Je barbote dans un demi-coma et, vous l’avez vu, je perds connaissance aux premiers sévices.
— Je peux vous tuer !
— Argument non valable : puisque vous ALLEZ nous tuer !
— Je peux vous laisser la vie sauve !
— Vous me le répéteriez pendant cent douze ans que je n’arriverais pas à le croire.
Il a gardé son meilleur argument pour la bonne bouche. Je me doutais qu’il allait me l’assener, bien chaud, sur le coin du cœur.
— Je peux aussi faire découper votre inspecteur en rondelles sous vos yeux.
— San-A. ! m’appelle doucement Pinaud. Toute politesse gardée, dis-lui donc merde ! Je déteste ce genre de pression !
On pourrait croire que le gars Haben va s’emporter. Au contraire il s’amuse. Il ôte son cigare pour rigoler sans risquer de brûler la moquette (il a lu le Corbeau et le Renard).
Cet abominable personnage se dirige vers un meuble d’acajou et prend une espèce de petite trousse noire dans le tiroir du bas.
— Ficelez-moi ce vieux guignol sur sa chaise !
Dociles comme des cellules photo-électriques, ses sbires obtempèrent. Haben prend une seringue dans la trousse noire et cisaille méticuleusement une ampoule.
— Je vous demandais de parler uniquement pour vous conditionner, messieurs. Il est bon que le cerveau se trouve branché sur le sujet souhaité avant mon petit traitement. J’ai eu maintes fois l’occasion de constater à quel point ces préliminaires sont utiles.
Maintenant, mes canards, j’ouvre une parenthèse pour vous signaler un détail qui va avoir son importance dans les pages suivantes : le brancard sur lequel je gis est muni de roulettes, comme la plupart des civières ambulancières. Enregistré ? Banco ! Autre précision : Œil-de-faucon vient de s’accroupir pour ficeler les canes de Pinuchet à sa chaise. Il porte son revolver dans une gaîne fixée à sa ceinture. Vous carburez toujours bien, oui ? Pas besoin de vous masser le bulbe ou la prostate ? Pour compléter mes informations, laissez-moi vous dire que je me trouve à un mètre de ce charmant garçon.
Moi, vous me connaissez ? Moribond, soit, mais jusqu’à un certain point ! La rogne qui m’anime ressusciterait un académicien. Je me sert de mes deux mains pour ramer dans les poils de la moquette. Ma civière se déplace lentement ; en silence, vu que ses roues caoutchoutées, tournent sur du gazon de laine.
Je ne suis plus qu’à cinquante centimètres d’Œil-de-faucon. Pourvu qu’il n’ait pas terminé son ligotage avant que…
Haben a les yeux rivés sur sa seringue. Quant au gros Sergio, son petit copain fait écran entre lui et moi. Quel effort représente ma semi-reptation ! J’en claque des dents. Des ondes brûlantes passent et repassent sur mon visage…
La crosse est là… Belle ! Noire ! Gaufrée ! Brillante ! Je tends la main. C’est à présent que j’ai besoin d’un gros rabe d’énergie. Il va me falloir arracher d’un coup le pétard… Et surtout, oui, surtout, il va falloir que je m’en serve. Et que je m’en serve très vite.
Une grosse pensée pour ma Félicie !
« T’as plus qu’une chance de le revoir, ton grand, m’man. » Elle est là, cette chance… J’y mets la main dessus, m’man. Rrrhan ! Je l’arrache de son étui. Mince, dans ma précipitance, v’la que j’ai fait basculer l’accroupi en arrière. Tant pis ! J’ai ma chance bien en main, M’man. Sergio tique et porte sa main à son bénard. T’occupe pas, m’man, il est à moi, ce salingue ! Je lui dois bien la première bastos. Baôum ! Il la prend pile entre les deux yeux, je te jure ! Et pourtant j’ai la paluche qui sucre ! De quoi ! Œil-de-faucon qui plonge sur mon brancard ! Attends que je te l’assaisonne itou, cette peau-d’hareng. Ah ! vous creusez des fosses communes, mes chérubins ! Moi, je vais vous faire des concessions. Pan ! Pan ! Merde, j’ai dû me blesser à la cuisse. Crie pas, m’man, je t’assure que c’est juste une éraflure. Vise un peu ce ballot, par contre, comme il fait un joli mort dans son genre.
Félicie est là, qui me sourit sur sa chaise. Je rigole.
Elle me crie quelque chose que j’entends pas… Le quoi, tu dis, m’man ? Le troisième ? Le troisième quoi ? Oh, oui, le blond ! Où il est, tu dis ? Il fonce vers la sortie ? Ça y est, je le vois. Dommage qu’il y ait ce brouillard du diable ! Attends, je vais tout de même essayer de le praliner au jugé.
Paoum ! Paoum ! Paoum ! Paoum !
… s’excuse-moi, m’man, j’en peux plus… Je suis vidé. Le magasin de mon père est vide aussi, non ? Tu crois que je l’ai eu, Haben ?
Amen pour Haben !
CHAPITRE XVII
Debout, les morts !
— Antoine !
— Hein, tu m’appelles, m’man ?
— Je suis pas ta mère, c’est Pinaud ! Tu m’entends, dis ?
C’est plein de sons biscornus dans mes portugaises, mais je perçois l’organe angoissé de la Vieillasse. Mon cœur cogne follement.
— C’est Pinaud ! Reviens à toi, fais un effort San-A. ! exhorte le cher homme.
Un effort ? Ça signifie quoi en fait, un effort ? Je pantèle comme une queue de thon à l’étal d’un poissonnier.
— San-A. !
Sa clameur vient me chercher, dans la grisaille de mon subconscient. J’ouvre les yeux… J’avise la brave relique toujours ligotée sur sa chaise. Son image frémit comme si elle était projetée sur l’écran d’un poste de TV mal réglé.
— Regarde ! Tu l’as seulement touché aux jambes. Il rampe vers la mitraillette appuyée au fauteuil, là-bas… Vite ! Fais quelque chose !
Il en a de suaves, de délicieuses, de pittoresques, Pinaud !
Agonisant, sur un brancard. Il voudrait que je joue encore les Du Guesclin ! Je suis davantage Dugay-Troué que Dugay-Trouin !
Je file un coup de saveur entre les pieds de sa chaise.
Haben, ensanglanté, rampe effectivement vers un fauteuil d’osier situé à trois mètres de lui. Le blond ahane, grimace, écume. Il a dû prendre une bastos dans le ventre car ça ruisselle sous lui en abondance. On dirait une séance de dressage : un cours d’otaries (un cours d’eau tari ; à court d’eau t’as ri ! etc.).
Je cherche à ramer, comme précédemment, mais mes forces m’ont définitivement abandonné. Pinaud est solidement entravé. Et Haben se traîne vers l’arme. Mamma mia, cet arrosage quand il va l’avoir cramponnée ! Y aura de la potiche brisée, je vous préviens ! Que les celles qui craignent les détonations se mettent des boules quiès !
— Que veux-tu que je fasse, César !
— Détache-moi !
Plus assez de kilowatts, mec !
— Essaie !
Je tente de soulever un bras. Ma main retombe. Beaucoup trop lourde pour un poignet aussi débile !
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