— Sa personnalité n’avait rien de mystérieux, répondit Sugden en regardant fixement Poirot.
— Alors, parlez-moi de cet homme. Répétez-moi ce qu’on racontait sur lui dans le pays. »
Sugden passa son index sur sa joue et demeura un instant perplexe.
« Je ne suis pas de cette région, expliqua-t-il. Je viens du comté voisin, de Reevershire. Évidemment, le vieux Mr. Lee était un homme important dans le pays et je le connais bien par ouï-dire.
— Eh bien ? Que disait-on de lui ?
— Ma foi, on disait que c’était un mauvais coucheur, un type madré, impossible à rouler. Cependant, il avait la réputation de se montrer généreux et de donner sans compter. Quand je songe que cet avare de George Lee est son fils, cela me renverse !
— Ah ! fit Poirot. Remarquez qu’il y a deux branches distinctes dans cette famille… Alfred, George et David se ressemblent… tout au moins superficiellement… Ils tiennent de la mère. Ce matin, j’ai longuement étudié les portraits de la galerie. »
Sugden reprit :
« Mr. Lee était vif et emporté, et, naturellement, il courait après les femmes… du moins lorsqu’il était plus jeune. Depuis quelques années, il ne sortait plus. Mais, là aussi, il se montrait large. S’il arrivait une histoire, il payait royalement et presque toujours établissait la fille. Il avait une conduite déplorable et négligeait sa femme qui mourut, dit-on, de chagrin. La pauvre Mrs. Lee était toujours malade. Son époux la rendit vraiment très malheureuse. La méchanceté de Mr. Lee ne laisse aucun doute. Il était, en outre, rancunier. Si on lui avait joué un tour, il se vengeait un jour ou l’autre et, à ce qu’on dit, il savait attendre le moment propice.
« — Les meules du Seigneur broient lentement, mais finement », murmura Poirot.
Le chef de police Sugden plaisanta lourdement :
« Plutôt les meules du diable ! Siméon Lee n’avait rien d’un saint. On aurait juré qu’il avait vendu son âme au diable et se félicitait d’avoir conclu un bon marché. Et il était fier… orgueilleux comme Lucifer.
— Orgueilleux comme Lucifer ! répéta Poirot. Voilà une idée bien suggestive. »
Intrigué, Sugden lui demanda :
« Croyez-vous que l’orgueil soit la cause de sa mort ?
— Je veux dire que Siméon Lee a transmis cet orgueil à ses fils… L’hérédité ! Quel mystère ! Le vieux Mr. Lee… »
Poirot s’interrompit. Hilda venait de sortir de la maison et, debout, sur la terrasse, semblait chercher quelqu’un.
« Je voudrais vous parler, monsieur Poirot. »
Le chef de police s’excusa et rentra dans la maison. Le regardant s’éloigner, Hilda dit à Poirot :
« Je ne m’attendais pas à le voir ici. Il me semblait l’avoir aperçu en compagnie de Pilar. Ce policier est très aimable et plein de persévérance. »
Sa voix douce trahissait une profonde bonté et une grande indulgence.
« Vous désiriez me parler, madame ? lui dit Poirot.
— Oui. Je suis certaine que vous pourrez m’aider.
— J’en serais enchanté, madame.
— Monsieur Poirot, vous êtes un homme très intelligent. Je l’ai bien remarqué hier soir. Je voudrais vous expliquer le caractère de mon mari.
— Comment, madame ?
— Je ne parlerais pas ainsi au chef de police Sugden. Il ne me comprendrait pas. Vous, c’est différent. »
Poirot s’inclina.
« Vous me voyez très honoré, madame. »
Hilda reprit :
« Mon mari, depuis des années, en réalité depuis que je le connais, souffre d’une infirmité mentale.
— Ah !
— Lorsqu’un homme reçoit une blessure physique, il souffre, mais lentement, la blessure se guérit, les chairs se referment et les os se ressoudent. Il reste parfois une légère faiblesse, une petite cicatrice, mais rien de plus. Mon mari, monsieur Poirot, a été grièvement blessé moralement à l’âge où un jeune garçon est le plus sensible. Il adorait sa mère et l’a vue mourir à petit feu. Il juge son père responsable de cette mort. Depuis, il ne se remit jamais de ce choc moral et nourrissait une haine profonde contre son père. C’est moi qui l’avais persuadé de venir ici pour la Noël, comptant qu’il se réconcilierait avec lui. Je le souhaitais pour son bien, espérant ainsi guérir sa blessure au cœur. À présent, je comprends mon erreur. Siméon Lee a pris plaisir à enfoncer le couteau dans la plaie, mais… le jeu était dangereux… »
Poirot s’écria :
« Vous dites, madame, que votre mari a tué son père ?
— Monsieur Poirot, je vous dis qu’il aurait pu le tuer… D’autre part, je vous affirme qu’il ne l’a pas fait… Tandis que là-haut, on assassinait son père, David jouait la Marche funèbre . Il portait en son cœur l’envie de tuer, mais cette soif de meurtre a été apaisée par les flots harmonieux de la musique… Je dis la vérité, monsieur Poirot. »
Pendant un instant, Poirot demeura silencieux, puis il demanda à Mrs. David :
« Madame, comment jugez-vous ce drame du passé ?
— Faites-vous allusion à la mort de Mrs. Siméon Lee ?
— Oui. »
Lentement, Hilda déclara :
« J’ai assez vécu pour savoir qu’il est bien difficile de se former une opinion sur un ménage d’après les on-dit. Tout laisse croire que les torts étaient du côté de Siméon Lee et qu’il traita son épouse de façon abominable. Permettez-moi, cependant, de vous dire qu’à mon sens, il existe une sorte de résignation, une prédisposition au martyre capable d’éveiller les pires instincts chez certains types d’hommes. Siméon Lee eût peut-être admiré le courage et l’esprit de décision chez sa femme, alors que les larmes et la patience n’ont réussi qu’à l’irriter. »
Poirot acquiesça d’un signe de tête. Puis il ajouta :
« Hier soir, votre mari disait : « Ma mère ne se plaignait jamais. » Est-ce la vérité ? »
Hilda répliqua vivement :
« Certes, non ! Elle se plaignait à longueur de journée au pauvre David, et déchargeait sur ses faibles épaules le poids de ses souffrances. Il était trop jeune… pour supporter un tel fardeau ! »
Pensif, le détective observa Hilda. Elle rougit et se mordit la lèvre.
« Je comprends, fit Poirot.
— Que comprenez-vous ?
— Je comprends que vous avez dû remplir auprès de votre mari le rôle de mère, alors que vous auriez préféré jouer celui d’épouse. »
Hilda Lee se détourna.
À ce moment même, David sortait de la maison et s’avançait vers eux sur la terrasse. D’une voix joyeuse, il s’écria :
« Quelle superbe journée ! On se croirait au printemps et non en plein hiver. »
La tête rejetée en arrière, une boucle blonde retombant sur son front, une flamme dans ses yeux bleus, il paraissait étonnamment jeune et insouciant. D’un pas allègre, il rejoignit sa femme. Poirot n’en revenait pas…
« Descendons au lac, Hilda », dit David Lee.
Elle sourit, passa son bras sous celui de son époux et tous deux s’éloignèrent.
Poirot les observait. Il vit Hilda se retourner vivement et surprit dans son regard une lueur d’inquiétude… ou était-ce de peur ?
D’un pas lent, Hercule Poirot se promena le long de la terrasse.
Tout en marchant, il songeait : « Moi, je suis le père confesseur ! Et comme les femmes se confessent plus souvent que les hommes, ce matin, elles viennent me faire leurs confidences. Une autre éprouvera-t-elle le besoin de me parler ? »
Arrivé au bout de la terrasse, il fit demi-tour et comprit que sa question ne demeurerait pas longtemps sans réponse. Lydia Lee s’avançait vers lui.
« Bonjour, monsieur Poirot, dit Lydia. Tressilian m’a dit que je vous trouverais ici avec Harry, mais je me félicite de vous voir seul. Je sais que mon mari désire vivement un entretien avec vous.
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