– Nous, il nous étonne! Mais puisqu’il nous sert, vous pensez bien que nous avons autre chose à faire que de nous y attarder pour le moment! Les événements vont se précipiter… Il faut que nous profitions de la mort de Bonchamps! Ce président vertueux et têtu, qui perdait la République pour mieux sauver la Constitution, nous gênait!
– Si je vous disais, soupira la malheureuse Cécily, que pendant cette atroce séance, quand je ne regardais pas mon fils, je le regardais, lui, le président Bonchamps et qu’en le voyant si cruellement souffrir, haleter, étouffer, je me demandais s’il n’était point vrai, comme le bruit en avait couru, qu’il fût empoisonné.
– Son médecin lui-même a démenti ces odieux propos! Et c’est vous, madame, qui vous en faites à nouveau l’écho!
– Ah! je n’ose plus penser!
– Nos mains sont pures. Jacques l’a dit, reprit Frédéric, mais nous ne sommes plus à un moment de la bataille où nous puissions choisir nos amis et nos ennemis!
– J’ai cru, pour mon compte, que je devenais folle… et le serais certainement devenue si vous ne vous étiez jeté dans la mêlée,… mon cher Frédéric…
– Oh! Je n’étais pas seul, fit-il modestement…
– C’est vrai, qu’avez-vous fait de nos deux braves gardes du corps? demanda la marquise…
– Ils sont dans la cuisine, madame… Jacqueline doit être en train de les gâter!
– Allez donc nous les chercher, mon cher, que je les remercie… Vous voulez bien?
– Oh! ils vont être dans une joie!
Héloni disparut et revint avec Jacqueline et les deux hommes: c’étaient deux admirables brutes, larges d’épaules et de poitrine, plantés sur leurs jambes comme sur des piliers de bronze, tournant entre leurs poings énormes une espèce de chapeau de toile cirée, comme on en voit aux petits enfants costumés en soi-disant marins, et qui devaient, lorsqu’ils étaient coiffés, donner un bien singulier cachet à leurs têtes formidables.
Ces têtes faisaient rire ou faisaient peur. Elles n’étaient cependant ni ridicules ni méchantes. Elles étaient pires. Elles étaient inquiétantes.
Ce n’étaient point deux petits anges.
Ils avaient déserté, tout là-bas, au fond de l’Extrême-Orient, au temps de leur service, racontaient-ils, parce qu’ils étaient les souffre-douleur d’un quartier-maître qui les faisait coller aux fers tous les huit jours. Et depuis, ils avaient bourlingué à travers le monde, ne songeant pas à rentrer en France, malgré la prescription, car ils n’avaient plus de famille. Frédéric les avait trouvés au Subdamoun au moment où l’on constituait la colonne d’expédition et ils s’étaient offerts, comme porteurs, tout simplement.
Or, pendant les combats, ils s’étaient conduits comme des héros, se jetant au-devant des coups et les épargnant à Jacques qui était revenu sans une blessure.
L’un s’appelait Jean-Jean et l’autre Polydore. Ils étaient à peu près de même taille, de même corpulence. Ce qui les distinguait un peu et trahissait leur origine, c’est que Jean-Jean avait l’accent normand du pays de Caux et Polydore, l’accent breton des environs de Brest.
Comme la marquise les félicitait et les remerciait de leur courage et de leur dévouement pour son fils, Jean-Jean, qui était l’orateur de l’association, assura qu’ils n’avaient d’autre but dans la vie que de se faire tuer pour le commandant, lequel leur avait appris «le chemin de l’honneur».
– As pas peur, Mame la marquise! Mame la marquise peut compter sur Polydore et Jean-Jean! à la vie, à la mort!
– Les braves types! fit Cécily quand ils se furent éloignés.
– Ça, dit Frédéric, je ne sais pas d’où ils viennent, mais je n’en connais pas de plus braves!
– Et sous leur écorce grossière, dit encore Cécily, attendrie, ils sont doux comme des agneaux! et ont des cœurs de petits communiants.
Frédéric sourit.
Le lieutenant resta seul avec M llede la Morlière.
Celle-ci lui demanda:
– Dites-moi la vérité. Où est Jacques? Si vous me dites où il est, vous serez récompensé!
– Vous avez quelque chose pour moi? interrogea l’officier avec empressement.
– Oui!
– Vous êtes allée au cours? Vous avez vu Marie-Thérèse? La jeune fille lui montra une lettre.
– Oh! donnez vite!
– Où est Jacques?
– Pourquoi vous le cacherais-je? fit Frédéric en prenant la lettre que la jeune fille lui abandonna, Jacques est chez Sonia Liskinne avec M. Lavobourg.
– Je m’en doutais, fit Lydie, tristement, il ne quitte plus cette femme, maintenant…?
– Vous ne parlez pas sérieusement, mademoiselle? Vous savez quels intérêts se débattent en ce moment, chez la belle Sonia…
– Chez la belle Sonia… Oui, elle est vraiment belle… Je la regardais tantôt à la Chambre… Savez-vous que je comprends qu’elle ait fait tourner bien des têtes? Vous non plus, vous ne la quittez plus! Vous étiez dans sa loge…
– Avec mes deux mathurins qui se cachaient dans le fond, prêts à tout événement… Ah! je vous jure que nous parlons d’autre chose que d’amour avec elle! C’est une femme qui vaut dix hommes! Entre nous, c’est le plus précieux auxiliaire de Jacques.
– Mon Dieu! murmura Lydie en pâlissant. Lisez votre lettre, monsieur Héloni… je ne vous regarde pas…
Et elle alla s’asseoir mélancoliquement auprès d’un guéridon sur lequel se trouvaient des illustrés qu’elle feuilleta.
– Merci, cher petit facteur, lui dit Frédéric qui avait lu… Vous retournerez demain au cours?
Et il lui tendit une autre lettre toute préparée. Lydie prit la lettre:
– Vous me faites faire un joli métier…
– Oh! mademoiselle, vous savez que j’aime Marie-Thérèse comme… comme Jacques vous aime… d’un amour aussi pur et aussi profond…
Lydie se leva et regardant l’officier bien en face:
– Frédéric, dit-elle… vous voyez, je vous appelle Frédéric, moi aussi… je vais vous parler comme une sœur. Frédéric, croyez-vous que Jacques m’aime toujours autant?
– Que voulez-vous dire? s’écria Frédéric, j’en suis sûr!
Cette sincérité évidente et cette spontanéité dans la réplique semblèrent apaiser un instant l’incompréhensible émoi de M llede la Morlière:
– Merci! dit-elle. Vous m’avez fait du bien! Évidemment, je suis un peu folle… Ce sont toutes ces émotions et puis que voulez-vous, mon cher Frédéric, ajouta-t-elle, en s’efforçant de sourire, depuis que j’ai vu la belle Sonia, il me semble que si j’étais homme une petite fille insignifiante comme moi compterait si peu… si peu auprès d’elle.
– C’est un sacrilège de parler ainsi! Tenez, voilà le commandant! Je vais tout lui dire.
– Non! Non! ne lui dites rien. Je vous en supplie.
Jacques arrivait. La jeune fille courut au-devant de lui, toute rouge d’une émotion qu’elle n’essayait pas de dissimuler.
– Ah! Jacques! quelle joie de vous revoir, après cette affreuse séance!
– Ma petite Lydie!
Elle se mit à pleurer doucement. Elle était jolie quand elle ne pleurait pas, mais les larmes la rendaient adorable.
En voyant couler ces larmes qu’il séchait à l’ordinaire si promptement, Jacques, cette fois, ne put retenir un mouvement d’énervement qui n’échappa point à Lydie.
Et, quand le commandant lui eut annoncé qu’il désirait embrasser tout de suite sa mère parce qu’il était dans la nécessité de retourner immédiatement chez M. Lavobourg (elle comprit: chez Sonia Liskinne), elle n’eut pas un mot pour se plaindre de cette nécessité-là, et rien, dans son attitude, ne put trahir la douleur aiguë qui vint la «pincer au cœur».
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