Gaston Leroux - Le Coup D’état De Chéri-Bibi

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L'action se situe dans le Paris de la fin du XIXe siècle, après la Commune, dans un contexte politique trouble, hésitant entre les fantômes de la première révolution, la montée du collectivisme et un modèle républicain clientéliste et conservateur. Chéri-Bibi, ancien bagnard condamné à tort, entreprend un coup d'état destiné à assainir la République et ses institutions. Il utilise pour cela un personnage – le commandant Jacques, militaire idéaliste qui s'est illustré dans une guerre récente, et dont on apprendra, au fil de multiples rebondissements qu'il est son fils. Gaston Leroux met en scène toute une galerie de personnages haut en couleurs – la belle Sonia, les traîtres, les notables de la république, les citoyens ordinaires entraînés malgré eux, dans un contexte détonnant où tout peut arriver – et arrive.
À la fois roman d'aventures et politique, nous sommes entraînés dans un tourbillon d'évènements, une déclinaison de traîtrises, d'actions héroïques, d'histoires d'amour et d'idéaux. Une description saisissante du Paris de la fin du XIXe siècle, et des couches de la population qui s'y croisent.

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Des amis avaient conseillé à Lavobourg de ne plus se montrer s’il ne voulait pas être poignardé à son tour et sous le prétexte de le garder, Cravely, d’accord avec Joly, l’un des questeurs dont il était sûr, avait placé des agents auprès du vice-président et s’était ainsi assuré de sa personne.

C’est alors qu’un vieillard, qui avait une figure de mourant et que soutenaient les huissiers, laissa tomber ces mots du haut du fauteuil présidentiel:

– Messieurs, la séance continue.

C’était Bonchamps qui, dominant le mal mystérieux qui lui brûlait les entrailles, s’était, au bruit de l’assassinat, fait porter jusque-là pour ne point abandonner la présidence de la Chambre, en d’aussi tragiques circonstances, aux mains de la réaction.

Cette apparition inattendue, ce geste magnifique, ces paroles grandioses, ce calme suprême de la mort qu’il traînait déjà avec lui eurent le résultat immédiat d’apaiser un instant cette mer en furie.

La fureur d’un groupe qui s’était rué sur le commandant Jacques, lequel, entouré de ses amis, n’avait point bougé de son banc, resta comme suspendue.

Et la Chambre, tout entière, épouvantée de l’horrible crime, acclama le brave homme qui la rendait instantanément à la dignité d’elle-même.

Mais les acclamations se calmaient à peine que toute l’extrême-gauche se tourna vers un point unique, celui où le commandant Jacques se tenait toujours, les bras croisés; et la voix de Coudry, par-dessus toutes les autres, cria:

– L’assassin, le voilà!

– Je n’ai jamais versé le sang que sur les champs de bataille. Je demande la parole.

La phrase avait sonné comme un coup de clairon. C’était la première fois qu’on entendait cette voix et elle semblait sonner le ralliement dans un camp désemparé que l’ennemi attaquait de toutes parts. Il y eut un silence subit dans lequel éclata cette autre phrase prononcée par Hérisson qui, déjà, se disposait à gravir les degrés de la tribune:

Je cède mon tour de parole à l’accusé.

Jacques reçut la phrase en plein cœur et on le vit blêmir encore pendant que l’extrême-gauche faisait un triomphe au président du Conseil. Cependant, il descendit d’un pas élastique vers l’hémicycle et fut, en deux bonds, à la tribune.

Là, il étendit la main au-dessus du cadavre de Carlier et s’écria:

– Je jure, sur le cadavre de Carlier, de vous retrouver son assassin. Je jure que si la commission d’enquête que vous allez nommer n’arrive point à faire la lumière sur ce crime, que je hais, je la ferai moi-même. Je jure que si vos commissaires et vos magistrats sont impuissants à découvrir la vérité, je n’aurai de cesse, moi, que je ne vous l’aie apportée, ici, dans mes deux mains qui ne connaissent point ce poignard, et qui n’ont jamais porté que l’épée de la France!

À ces mots, la moitié de la Chambre partit en bravos prolongés et il sembla bien qu’un grand nombre des partisans de Jacques se trouvaient comme soulagés d’un poids immense.

La voix de Mulot s’éleva:

– On a assassiné Carlier pour lui voler les papiers Lavobourg qui ne sont plus dans son portefeuille.

– Vous saviez donc, monsieur Mulot, que l’on avait volé M. Lavobourg? reprit Jacques du Touchais, et sans doute connaissez-vous le voleur? Eh bien! Vous êtes plus avancé que nous, qui ignorons l’assassin de Carlier. La pince-monseigneur a commencé, le poignard continue. Mais je jure que mes amis et moi sommes à l’écart de toutes ces ignominies. Et je vais vous dire pourquoi. Parce qu’il nous était indifférent, à mon ami Lavobourg et à moi, qu’on lût à cette tribune un papier sur lequel on avait tracé un semblant de Constitution. Est-il donc inconstitutionnel de vouloir réviser la Constitution? Vous tous, qui criez si fort, avez été en d’autres temps les premiers à la réclamer. Tous les bons citoyens la demandent aujourd’hui.

– Pour renverser la République! hurla Coudry.

– La République, qu’en avez-vous fait? Qu’avez-vous fait de cette France qui, si courageusement, s’était relevée des plus effroyables déchirements? Qu’avez-vous fait de cette nation qui étonnait l’Europe par sa prospérité constante et l’éclat de ses vertus?

– Et vous, que voulez-vous faire de la République? Pourriez-vous nous le dire?

Je veux vous en chasser!

Ce fut terrible. Il y eut dans les dernières travées de l’extrême-gauche comme un raz de marée; une vague rugissante, un flot furieux déferla dans l’hémicycle et rebondit jusqu’à la tribune. Des poings levés, des coups, des figures hideuses, des bouches vociférantes pendant que dans les tribunes publiques des femmes clamaient leur effroi. Jacques avait été arraché de là-haut comme une plume, et il se retrouva en bas, les vêtements déchirés, le visage en sang et certainement il eût couru le risque d’être mis en pièces si tout à coup n’étaient arrivés, telle une trombe, trois personnages qui, comme des chats, avaient sauté des tribunes: le lieutenant Frédéric et deux énormes gaillards qui, si nous osons dire, dispersèrent le rassemblement «en cinq sec».

L’impétuosité d’un si exceptionnel envahissement eût été suivie certainement de bien terribles incidents si, tout à coup, la voix formidable d’un huissier ne s’était fait entendre:

– Silence, messieurs, M. le président Bonchamps se meurt. Cela faisait deux cadavres pour une seule séance: c’était assez.

Mais ces deux cadavres avaient sauvé la politique et peut-être la vie de ce jeune audacieux… On le laissa, suivi de ses gardes du corps, s’éloigner avec épouvante.

III LE PETIT HÔTEL DU MARAIS

Jamais, monsieur Barkimel, vous m’entendez bien? Jamais je ne vous pardonnerai de m’avoir fait attendre pendant six heures d’horloge, foi de Florent!

– Mon cher monsieur Florent, suppliait M. Barkimel, je vous jure que si j’avais pu vous rejoindre, je l’aurais fait tout de suite, car, en vérité, je ne demandais qu’à fuir cet horrible spectacle, mais nous étions prisonniers, entourés de gardes qui ne nous permettaient point de faire un pas! Tout cela sent la révolution!

– Fichez-moi la paix avec votre révolution. Il était entendu que votre carte de tribune devait nous servir à tour de rôle, vous avez manqué à votre parole, voilà tout!

Les deux amis, deux petits braves et honnêtes bourgeois, ex-boutiquiers à la retraite, se considérèrent une seconde avec des yeux terribles comme si chacun eût voulu faire peur à l’autre. Voyant qu’ils n’y réussissaient point, sans doute à cause de l’expérience qu’ils avaient de ce genre de querelle, ils se tendirent la main d’un même geste spontané.

– Nous sommes fous, Florent!

– Nous sommes fous, Barkimel!

– Ah! mon cher ami, quelle chose atroce que le transport de ce cadavre à la tribune avec son poignard dans le cœur! Une scène de la révolution, vous dis-je. J’ai vu une scène de la révolution!

– Vous avez vu un fait divers, répliqua Florent d’un ton sec, car il était fort vexé de n’avoir point assisté à cette scène-là et il ne manquait point d’en abaisser autant qu’il le pouvait le caractère, désespéré à l’idée du succès que ce satané Barkimel allait avoir le soir, dans les arrière-boutiques, en le racontant.

– Un fait divers. On vous en donnera tous les jours des faits divers comme celui-là, fit Barkimel, offusqué plus qu’on ne saurait dire: un fait divers!

Jamais M. Barkimel ne devait pardonner à M. Florent ce «fait divers-là».

– Bonchamps était malade depuis longtemps, fit Florent sur un ton calme, mais légèrement sarcastique, il fallait bien que ce brave homme mourût quelque part! Je ne vois pas qu’il y ait de quoi vous mettre dans des états! Ah! On voit que vous ne savez pas ce qu’est une révolution… Une vraie révolution comme celle de 1792, alors Robespierre! Avez-vous seulement lu son histoire à Robespierre?

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