Arthur Doyle - Une Étude En Rouge

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La première aventure de Sherlock Holmes

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«Je ne voudrais pas pour tout l’or du monde que Scotland Yard apprît mon histoire! s’écria-t-il en tombant sur une chaise. Ses hommes m’en rebattraient à jamais les oreilles pour se venger de tous mes sarcasmes! Je peux me permettre de rire, parce que je sais que, tôt ou tard, je prendrai ma revanche.

– Qu’est-ce qui s’est passé? demandai-je.

– Je vais vous faire rire à mes dépens, mais peu importe! La vieille a traîné la jambe un bout de chemin, puis elle a fait semblant d’avoir mal à un pied. Elle s’est arrêtée et elle a hélé un fiacre qui se trouvait à passer. Je me suis arrangé pour être à portée de sa voix. Mais c’était une précaution tout à fait inutile: elle a crié son adresse de manière à être entendu de l’autre côté de la rue. «Conduisez-moi au numéro 13 de la rue Duncan, Houndsditch!» Cela prenait tournure de vérité. Quand je l’ai eu vue bien installée à l’intérieur, je me suis perché à l’arrière. C’est un art dans lequel tout détective devrait exceller. Puis nous avons roulé sans arrêt jusqu’à la maison en question. Avant d’arriver devant la porte, j’ai sauté et j’ai fait à pied le reste du chemin, nonchalamment. Le fiacre s’est arrêté. Le cocher est descendu. Il a ouvert la portière et il a attendu. Quand je me rapprochai de lui, il fouillait avec furie sa voiture vide en dévidant tout un chapelet de blasphèmes. De la voyageuse, plus signe ni trace! Je crains qu’il ne touche pas de sitôt le prix de sa course. Au numéro 13, nous avons appris que la maison appartient à un honnête colleur de papiers peints, qui s’appelle Keswick, et qui n’a jamais entendu parler ni de Sawyer ni de Dennis.

– Vous ne voulez pas dire, m’écriai-je au comble de l’étonnement, que cette faible vieillarde soit sortie à votre insu du fiacre en marche?

– Le diable soit de la vieille femme! dit Sherlock Holmes. C’est nous qui nous sommes laissé berner comme des vieilles femmes! C’était sûrement un homme jeune et actif, et, de plus, un excellent comédien. Le déguisement était impayable. Il s’en est servi pour me semer. Ceci prouve que l’homme que nous recherchons n’est pas si isolé que je me l’imaginais. Il a des amis prêts à s’exposer pour lui… Docteur, vous avez l’air vanné! Allez vous coucher, si vous m’en croyez.»

J’obéis de bonne grâce à cette injonction: je me sentais à bout de forces. Holmes resta assis devant le feu qui couvait sous la cendre. Il médita longuement sur le problème qu’il avait à cœur de résoudre.

Fort avant dans la nuit, j’entendis en effet les gémissements mélancoliques de son violon.

Chapitre VI Tobias Gregson montre son savoir-faire

Les journaux du lendemain ne parlaient que du «mystère de Brixton». Tous en donnaient un compte rendu détaillé; certains y consacraient même leur article de tête. Ils contenaient quelques renseignements nouveaux. J’ai gardé dans mes archives plusieurs coupures se rapportant à cette affaire. En voici un résumé.

D’après le Daily Telegraph , les annales du crime fournissaient peu d’exemples de tragédies accomplies dans des circonstances plus mystérieuses. Le nom allemand de la victime, l’absence de tout mobile, la sinistre inscription sur le mur, tout dénonçait la main de réfugiés politiques et de révolutionnaires. Les socialistes comptaient aux États-Unis de nombreux adeptes. C’était ceux-ci qui, de toute évidence, avaient expédié Drebber pour une infraction quelconque à leurs lois non écrites. Après une brève allusion à la Wehmgericht, aux Carbonari, à la marquise de Brinvilliers, aux assassinats de la Grande Route de Ratcliff, l’article s’achevait sur une remontrance au gouvernement: il préconisait une surveillance plus étroite des étrangers en Angleterre.

Les commentaires du Standard roulaient sur le fait que de tels outrages à la morale publique avaient généralement lieu sous un gouvernement libéral. Ils étaient un effet de l’ébranlement des convictions dans les masses populaires et de l’affaiblissement subséquent de toute autorité. La victime était un américain qui séjournait à Londres depuis quelques semaines. Il avait pris pension chez Mme Charpentier à Torquay Terrace, Camberwell. Il avait pour compagnon de voyage son secrétaire particulier, M. Joseph Stangerson. Tous deux avaient pris congé de leur hôtesse le mardi 4 courant et ils étaient partis pour la gare d’Euston avec l’intention déclarée de prendre l’express de Liverpool. On les avait vus ensuite sur le quai. De ce moment jusqu’à la découverte du cadavre de M. Drebber, dans une maison inhabitée sur la route de Brixton, à plusieurs kilomètres d’Euston, on ne savait pas ce qu’ils avaient fait. Qui avait amené Drebber dans cette maison? De quelle manière y avait-il trouvé la mort? Mystère! On ignorait encore tout des allées et venues de Stangerson. On était heureux d’apprendre que MM. Lestrade et Gregson, tous deux de Scotland Yard, instruisaient conjointement cette affaire. Le crédit dont jouissaient ces deux officiers de police en faisait augurer l’éclaircissement à brève échéance.

Pour le Daily News , le caractère politique du crime ne faisait point de doute. Le despotisme, la haine du libéralisme qui inspiraient les gouvernements du continent avaient eu pour effet d’attirer chez nous un grand nombre d’hommes qui auraient été d’excellents citoyens sans le souvenir amer des persécutions qu’ils avaient subies. Toute infraction au code d’honneur qui régissait ces hommes était punie de mort. Il ne fallait rien négliger pour trouver le secrétaire, Stangerson, et pour connaître certaines particularités des habitudes de Drebber. On avait fait un grand pas en découvrant l’adresse de la maison où il avait pris pension. Le résultat en était entièrement dû à la finesse et à la ténacité de M. Gregson de Scotland Yard.

Sherlock Holmes et moi, nous lûmes ces articles en prenant notre petit déjeuner. Sherlock Holmes s’en amusa beaucoup.

«Qu’est-ce que je vous avais dit? De toute façon, Lestrade et Gregson triompheront!

– Cela dépendra de la tournure des événements.

– Mais non, pas du tout! Si l’homme est pincé, ce sera grâce à leurs efforts; s’il échappe, ce sera en dépit de leurs efforts: c’est face, je gagne, et pile, tu perds. Quoi qu’ils fassent, ils auront des admirateurs. Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire.

– Que se passe-t-il?» m’écriai-je.

Tout à coup le trépignement de pas nombreux dans le vestibule puis dans l’escalier s’était fait entendre, mêlé à de très sonores expressions de dégoût de notre logeuse.

«C’est la section de la police secrète de Baker Street», dit gravement mon compagnon.

Au même instant firent irruption dans notre pièce une demi-douzaine de gamins des rues; les plus sales et les plus déguenillés que j’eusse jamais vus.

«Garde à vous!» cria Holmes d’une voix de stentor.

Aussitôt les six petits drôles se mirent en rang comme autant de statuettes minables.

«A l’avenir, dit mon compagnon, Wiggins seul me présentera votre rapport. Vous l’attendrez dans la rue. Vous l’avez découvert, Wiggins?

– Non, monsieur, pas encore, dit un des enfants.

– Je ne m’attendais pas à ce que vous réussissiez du premier coup. Poursuivez vos recherches. Voici votre salaire…»

Il remit à chacun d’eux un shilling.

«Maintenant filez! Faites-moi un meilleur rapport, la prochaine fois!»

Il fit un signe. Ils dévalèrent l’escalier, comme des souris. L’instant d’après, dans la rue, ils perçaient l’air de leurs cris.

«Il y a davantage à obtenir d’un de ces petits mendiants que d’une douzaine de détectives, dit Holmes. La seule vue d’une personne à l’air officiel scelle les lèvres des gens. Ces gosses vont partout, ils entendent tout. Et puis ils sont finauds. Tout ce qui leur manque, c’est l’organisation.

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