Là-dessus, Martin Latouche se précipita à un piano et se rua sur les touches, parcourant avec une véritable rage toute l'étendue du clavier M. Hippolyte Patard s'attendait à la clameur forcenée de l'instrument. Mais, malgré tout le travail que lui faisait subir son maître, il resta muet. C'était un piano muet, qui ne rend par conséquent aucun son, et que l'on fabrique pour ceux qui veulent s'exercer aux gammes sans gêner l'oreille des voisins.
Martin Latouche dit, la tête en amère, les boucles des cheveux au vent de son inspiration, les yeux au ciel, et les mains bondissantes:
– J'en joue quelquefois toute la journée… Et il n'a que moi qui l'entends! Mais il est assourdissant!… Oh! c'est un véritable orchestre!…
Et puis, brusquement, il referma le piano et M. Hippolyte Patard vit qu'il pleurait… Alors, M. le secrétaire perpétuel s'approcha de l'amateur de musique.
– Mon ami… fit-il très doucement…
– Oh! vous êtes bon, je sais que vous êtes bon!… répondit Martin Latouche d'une voix brisée… On est heureux d'être d'une Compagnie où il y a un homme comme vous!… Maintenant, vous connaissez toutes mes petites misères… mon petit mystérieux bureau où il y a de si ténébreux rendez-vous… et vous savez pourquoi je suis dans une telle anxiété quand j'apprends que ma vieille Babette a écouté derrière la porte… je l'aime bien, ma gouvernante… mais j'aime bien aussi ma petite guiterne… et je voudrais bien ne me séparer ni de l'une, ni de l'autre… bien que quelquefois ici (et M. Martin Latouche se pencha à l'oreille de M. Patard)… il n'y ait pas de quoi manger… Mais silence! Ah! monsieur le secrétaire perpétuel, vous êtes vieux garçon mais vous n'êtes pas collectionneur!… L'âme d'un collectionneur est terrible pour le corps d'un vieux garçon!… Oui, oui, heureusement que Babette est là!… Mais j'aurai l'orgue de Barbarie tout de même… un orgue qui moud de vieux, vieux airs… un orgue qui a peut-être servi à l'affaire Fualdès elle-même!… Est-ce qu'on sait?…
M. Martin Latouche essuya du revers de sa main son front en sueur…
– Alors, dit-il… Il est bien tard!…
Et avec de grandes précautions, il fit passer M. le secrétaire perpétuel, du petit mystérieux bureau dans la grande bibliothèque. Là, la porte précieuse refermée, il dit encore:
– Oui, bien tard!… Comment êtes-vous venu si tard, monsieur le secrétaire perpétuel?…
– Le bruit courait que vous refusiez le siège de M grd'Abbeville. Les journaux du soir l'imprimaient.
– C'est des bêtises! déclara Martin Latouche d'une voix grave et subitement volontaire… des bêtises!… Je vais me remettre tout de suite au triple éloge de M grd'Abbeville, de Jehan Mortimar et de Maxime d'Aulnay…
M. Hippolyte Patard dit:
– Demain, j'enverrai une note aux journaux. Mais dites-moi, cher collègue…
– Parlez!… qu'y a-t-il?…
– C'est que je suis peut-être indiscret…
M. Hippolyte Patard semblait en effet très embarrassé…
Il tournait et retournait le manche de son parapluie. Enfin, il se décida…
– Vous m'avez fait tant de confidences que je me risque.
D'abord, je puis vous demander-et cela n'est pas indiscret si vous connaissiez beaucoup MM. Mortimar et d'Aulnay…
Martin Latouche ne répondit point tout d'abord. Il alla prendre sur la table la lampe qu'il tint au-dessus de la tête de M. Hippolyte Patard:
– Je vais vous accompagner, dit-il, monsieur le secrétaire perpétuel, jusqu'à la porte de la rue, à moins que vous n'ayez crainte de mauvaises rencontres, auquel cas je vous accompagnerai jusque chez vous… mais le quartier malgré son air lugubre, est très tranquille…
– Non! non! mon cher collègue… je vous en prie, ne vous dérangez pas!…
– C'est comme vous voulez! dit Martin Latouche sans insister… Je vous éclaire…
Ils étaient maintenant sur le palier: le nouvel académicien répondit alors à la question qui lui avait été posée:
– Oui, oui, certainement… je connaissais beaucoup Jehan Mortimar… et Maxime d'Aulnay… nous étions de vieux amis… d'anciens camarades… et quand nous nous sommes trouvés sur le même rang pour le fauteuil de M grd'Abbeville… nous avons décidé de laisser faire les choses, de ne point intriguer et nous nous réunîmes parfois pour causer de la situation… tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre… L'histoire des menaces d'Eliphas, après l'élection de Mortimar, fut pour nous un sujet de conversation plutôt amusant…
– Cette conversation a épouvanté notre Babette… Et c'est là, mon cher collègue, que je vais peut-être montrer de l'indiscrétion… De quel crime parliez-vous donc quand vous disiez: «Non! Non! ça n'est pas possible! Il n'aurait pas de plus grand crime au monde»?
Martin Latouche fit descendre quelques degrés à M. Hippolyte Patard en le priant de bien tâter l'escalier du talon…
– Eh bien, mais!… répondit-il encore. (Oh! il n'y a aucune indiscrétion! Aucune! vous voulez rire!) Eh bien, mais, je vous ai déjà dit que Maxime d'Aulnay, bien qu'il en plaisantât, avait été touché au fond par les paroles menaçantes d'Eliphas qui avait disparu après les avoir prononcées… Ce jour-là, Maxime d'Aulnay tout en félicitant Mortimar de son élection, qui avait eu lieu deux jours auparavant, avait conseillé, toujours en plaisantant, naturellement, à ce pauvre Mortimar qui songeait déjà à son discours de réception, de se tenir sur ses gardes, car la vengeance du sâr le guettait. Celui-ci n'avait-il point annoncé que le fauteuil de M grd'Abbeville serait fatal à celui qui oserait s'y asseoir?… Alors, moi, je ne trouvai rien de mieux…-attention à cette marche, monsieur le secrétaire perpétuel-je ne trouvai rien de mieux que de renchérir sur cette sorte de jeu…-prenez garde, là… nous sommes sous la voûte-et je m'écriai-tournez à gauche, monsieur le secrétaire perpétuel-et je m'écriai avec emphase: «Non! Non! ça n'est pas possible! Il n'aurait pas de plus grand crime au monde.»-Là, nous sommes arrivés…
Les deux hommes étaient en effet sous la grande porte…
Martin Latouche tira bruyamment de lourds barreaux de fer, fit tourner une clef énorme, et, tirant la porte à lui, regarda sur la place.
– Tout est tranquille! dit-il, tout le monde dort… voulez-vous que je vous accompagne, mon cher secrétaire perpétuel?
– Non! Non! je suis stupide! Je suis un pauvre homme stupide! Ah! mon cher collègue, permettez-moi de vous serrer une dernière fois la main…
– Comment! Une dernière fois!… Est-ce que vous croyez que je vais mourir comme les autres?… Ah! je n'y tiens pas, moi!… Et puis, je n'ai pas de maladie de cœur!…
– Non! Non!… je suis stupide… il faut espérer que des temps moins tristes viendront, et que nous pourrons un jour bien rire de tout cela!… Allons! adieu, mon cher nouveau collègue!… adieu!… Et encore une fois, toutes mes félicitations…
Le cœur brave et tout à fait réconforté, M. Hippolyte Patard, le parapluie en arrêt, prenait déjà le Pont-Neuf, quand Martin Latouche l'appela:
– Psst!… Encore un mot!… N'oubliez pas que tout cela, c'est mes petits secrets!…
– Ah! vous ne me connaissez pas!… Il est entendu que je ne vous ai pas vu ce soir! Bonne nuit, mon cher ami!…
Le grand jour arriva. Il avait été fixé par l'Académie le quinzième qui suivit les obsèques solennelles de Maxime d'Aulnay L'illustre Compagnie n'avait pas voulu que la situation regrettable où l'avait mise la triste fin des deux précédents récipiendaires se prolongeât. Elle tenait à en finir le plus vite possible avec tous les bruits absurdes que les disciples d'Eliphas de La Nox, les amis de la belle M mede Bithynie et de tout le club des Pneumatiques (de pneuma, âme) n'avaient cessé de faire courir Quant au sâr lui-même, il semblait avoir disparu de la surface de la terre. Tous les efforts faits pour le joindre n'avaient abouti à rien. Les meilleurs reporters lancés sur sa trace étaient revenus bredouilles et cette absence prolongée était devenue facilement le principal sujet d'inquiétude, car, de toute évidence, le sâr se cachait; et pourquoi se cachait-il?
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