La première personne interrogée fut naturellement la vieille Babette qui, le jour fatal, avait été ramenée chez elle évanouie, pendant que des amis dévoués transportaient à son domicile M. Hippolyte Patard dans un bien fâcheux état. Et voici comment la Babette, qui ne pensait plus qu'à venger son maître, raconta la mort vraiment singulière de ce pauvre Martin Latouche.
– Depuis quelque temps, mon maître ne vivait plus que du compliment qu'il devait faire et je l'entendais qui parlait de leur M grd'Abbeville, et aussi du Mortimar et aussi du d'Aulnay comme si c'étaient des bons dieux en sucre. Et souvent, il se mettait devant son armoire à glace, comme un vrai comédien. A son âge, ça faisait pitié, et je n'aurais pas manqué de lui rire au nez, si je n'avais pas été tracassée par les paroles du sorcier dont ils n'avaient pas voulu pour leur damnée Académie. Le sorcier en avait déjà tué deux. Je ne pensais qu'à une chose, c'est qu'il allait tuer mon maître comme les autres. Ça, je l'avais dit à M. le Perpétuel entre les quatre z'yeux. Mais il ne m'avait pas écoutée, parce qu'il lui fallait, paraît-il, son académicien. Aussi, chaque fois que je voyais mon maître répéter son compliment, je me jetais à ses pieds, j'embrassais ses genoux, je pleurais comme une folle, je le suppliais à mains jointes d'envoyer sa démission à M. le Perpétuel. J'avais des hantises qui ne m'ont pas trompée. La preuve, c'est que je rencontrais presque tous les jours un vielleux qui jouait d'un orgue de Barbarie; je suis de Rodez: un vielleux, ça porte malheur depuis l'affaire de ce pauvre.
«M. Fualdès. Ça aussi, je l'avais dit à M. le Perpétuel, mais ça avait été comme si je chantais.
«Alors je m'étais dit: Babette, tu ne quitteras plus ton maître! Et tu le défendras jusqu'au dernier moment! Alors, le jour du compliment, j'avais fait toilette, et je le guettais dans ma cuisine, la porte ouverte, attendant qu'il passe sous la voûte, décidée à l'accompagner à cette Académie de malheur au bout du monde, partout! Je l'attendais donc, mais il ne venait pas… Il y avait bien un quart d'heure qu'il aurait dû être passé!… J'étais en train de m'impatienter quand, tout à coup, qu'est-ce que j'entends?… l'air du crime!… l'air qui avait tué ce pauvre M. Fualdès!… Oui!… le vielleux était quelque part encore autour de la maison, à faire chanter sa manivelle!… J'en ai eu une sueur froide… Il n'y avait pas à dire, ça, c'était une indication!… On m'aurait récité aux oreilles la prière des trépassés que je n'en aurais pas été plus impressionnée… Je me dis: «vlà l'heure de l'Académie qui sonne… l'heure de la mort!…» et j'ai ouvert la fenêtre pour voir si le vielleux était dans la rue et le faire taire… mais il n'y avait personne dans la rue… Je suis sortie de ma cuisine… Personne sous la voûte!… personne dans la cour… et l'air chantait toujours… Il me venait d'en haut maintenant…
«Peut-être bien que le vielleux était dans l'escalier… personne dans l'escalier… au premier étage… rien! Rien que l'air de ce pauvre M. Fualdès qui me poursuivait toujours… et plus j'allais, plus je l'entendais… J'ai ouvert la porte de la bibliothèque… on aurait cru que la chanson était derrière les livres!… Mon maître n'était pas là!… Il devait être dans son petit bureau où que je n'entre jamais!… J'écoutais… L'air du crime était dans le petit bureau!… Ah!… Était-ce Dieu possible!… J'approchai de la porte en retenant mon cœur qui éclatait… l'appelai: «Monsieur! Monsieur!…» Il ne m'a pas répondu… L'air tournait toujours… derrière la porte de son petit bureau… Ah! que c'était triste!… C'était un air si triste qu'on n'en respirait plus et que les larmes vous en venaient aux yeux… un air qui avait l'air de pleurer tous ceux qu'on avait assassinés depuis le commencement du monde!… J'ai appuyé mes mains à la porte pour ne pas tomber. La porte s'est ouverte… Dans le même moment il y a eu comme un grand grincement de déclenchement dans la manivelle de la musique de l'air du crime. Ça m'a comme déchiré le cœur et les oreilles!… Et puis, j'ai failli tomber dans le petit bureau, tant j'étais étourdie… Mais ce que j'ai vu m'a remise sur mes pattes plus droite qu'une statue. Au milieu d'un tas d'instruments que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam, et qui sont certainement arrivés dans ce petit bureau avec la permission du diable, mon maître était penché sur l'orgue du vielleux. Ah! je l'ai bien reconnu! C'était l'orgue qui tournait la chanson du crime… mais le vielleux n'était pas là!… Mon maître avait encore la main à la manivelle… Je me suis jetée sur lui, et il a cédé!… Il est tombé tout de son long sur le parquet:… Il a fait floc!… Mon pauvre maître était mort… assassiné par la «chanson qui tue»!…»
Ce récit rapproché de ce que racontaient sous le manteau certains habitués du club des Pneumatiques produisit un effet étrange et l'opinion publique ne fut point satisfaite par les explications trop naturelles que fournit l'enquête sur un si bizarre événement.
L'enquête montra le vieux Martin Latouche comme un maniaque qui s'enlevait le pain de la bouche pour pouvoir enrichir, en secret, sa collection. On raconta même qu'il se privait des déjeuners qu'il était censé prendre dehors, pour en économiser les quelques sous qu'il gaspillait ensuite chez les antiquaires et les marchands de vieux instruments de musique.
C'est ainsi, de toute évidence, que le fameux orgue était arrivé chez lui, en dépit de la surveillance de Babette; et c'est dans le moment qu'il en essayait la manivelle, qu'il était tombé, épuisé par le régime d'abstinence auquel il s'astreignait depuis trop longtemps.
Mais on refusa d'admettre une version qui était trop simple pour être vraie, et les journaux exigèrent que la police se mît à la poursuite du vielleux.
Malheureusement, celui-ci resta aussi introuvable que l'Eliphas lui-même. D'où il résulta, comme on devait s'y attendre, que certains reporters affirmèrent qu'Eliphas et le vielleux ne faisaient qu'un-qu'un seul et même assassin.
NUL n'osa trop haut s'élever contre cette opinion, car après tout, il restait la coïncidence des trois morts, et si chacune, en elle-même, paraissait naturelle, il était bien certain que toutes trois réunies étaient faites pour épouvanter.
Enfin, on réclama l'autopsie. C'était là une triste extrémité à laquelle il fallut se résoudre. Malgré toutes les démarches et toute l'influence des plus gros bonnets de l'Institut, on rouvrit les cercueils encore tout frais de Jehan Mortimar et de Maxime d'Aulnay.
Les médecins légistes ne trouvèrent aucune trace de poison. Le corps de Jehan Mortimar ne présenta, à l'examen, rien de particulier. On releva, cependant, sur le visage de Maxime d'Aulnay, certains stigmates qui, en toute autre occasion, eussent passé inaperçus, et que l'on pouvait attribuer à la décomposition normale des chairs. On eût dit des brûlures légères qui auraient laissé une sorte de trace étoffée sur le visage. En y regardant de très près, on pouvait distinguer sur la face de Maxime d'Aulnay affirmèrent deux médecins sur trois (car le troisième n'y voyait rien du tout), comme un aspect de soleil de sacristie.
Les médecins légistes avaient, bien entendu, examiné également le corps de Martin Latouche, et ils n'avaient relevé d'autres traces que celle d'une hémorragie nasale très faible, qui s'était également répandue par la bouche. En somme, il y avait, au bout du nez, et à la commissure de la bouche, du côté où était incliné le cadavre, un petit filet de sang qui s'était coagulé.
En vérité, cette hémorragie avait dû être produite par la chute du corps sur le parquet, mais, lancés comme étaient les esprits, on ne manqua point encore d'attacher à ces insignifiants stigmates une importance mystérieuse destinée à laisser planer sur le triple décès une légende criminelle qui s'empara définitivement de la foule.
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