– Nous y sommes!…» ponctua Rouletabille.
Et il prit, sur le bureau, le plus vieux crâne de l’humanité. Il le renversa et, en montrant la mâchoire toute rouge à M. Robert Darzac, il lui demanda encore:
«C’est bien votre idée que le rouge qui se trouve sur cette mâchoire n’est autre que le rouge qui a été enlevé à votre plan.
– Dame! il ne saurait y avoir de doute! Le crâne était encore sens dessus dessous sur mon plan quand nous entrâmes dans la Tour du Téméraire…
– Nous continuons donc à être tout à fait du même avis!» appuya le reporter.
Alors il se leva, gardant le crâne dans le creux de son bras, et il pénétra dans cette ouverture de la muraille, éclairée par une vaste croisée, garnie de barreaux, qui avait été une meurtrière pour canons autrefois et dont M. Darzac avait fait son cabinet de toilette. Là, il craqua une allumette et alluma sur une petite table une lampe à esprit de vin. Sur cette lampe, il disposa une casserole préalablement remplie d’eau. Le crâne n’avait pas quitté le creux de son bras.
Pendant toute cette bizarre cuisine, nous ne le quittions pas des yeux. Jamais l’attitude de Rouletabille ne nous avait paru aussi incompréhensible, ni aussi fermée, ni aussi inquiétante. Plus il nous donnait d’explications et plus il agissait, moins nous le comprenions. Et nous avions peur, parce que nous sentions que quelqu’un autour de nous, quelqu’un de nous avait peur! peur, plus qu’aucun de nous! Qui donc était celui-là? Peut-être le plus calme!
Le plus calme, c’est Rouletabille, entre son crâne et sa casserole.
Mais quoi! Pourquoi reculons-nous tous soudain d’un même mouvement? Pourquoi M. Darzac, les yeux agrandis par un effroi nouveau, pourquoi la Dame en noir, pourquoi Mr Arthur Rance, pourquoi moi-même, commençons-nous un cri… un nom qui expire sur nos lèvres: Larsan!… Où l’avons-nous donc vu?
Où l’avons-nous découvert, cette fois, nous qui regardons Rouletabille? Ah! ce profil, dans l’ombre rouge de la nuit commençante, ce front au fond de l’embrasure que vient ensanglanter le crépuscule comme au matin du crime est venue rougir ces murs la sanglante aurore! Oh! cette mâchoire dure et volontaire qui s’arrondissait tout à l’heure, douce, un peu amère, mais charmante dans la lumière du jour et qui, maintenant, se découpe sur l’écran du soir, mauvaise et menaçante! Comme Rouletabille ressemble à Larsan! Comme, dans ce moment, il ressemble à son père! c’est Larsan!
Autre émoi: au gémissement de sa mère, Rouletabille sort de ce cadre funèbre où il nous est apparu avec une figure de bandit et il vient à nous et il redevient Rouletabille. Nous en tremblons encore. Mrs. Edith, qui n’a jamais vu Larsan, ne peut pas comprendre. Elle me demande: «Que s’est-il passé?»
Rouletabille est là, devant nous, avec son eau chaude dans sa casserole, une serviette et son crâne. Et il nettoie son crâne.
C’est vite fait. La peinture a disparu. Il nous le fait constater. Alors, se plaçant devant le bureau, il reste en muette contemplation devant son propre lavis. Cela avait bien pris dix minutes, pendant lesquelles il nous avait ordonné, d’un signe, de garder le silence… dix minutes fort impressionnantes… Qu’attend-il donc?… Soudain, il saisit le crâne de la main droite et, avec le geste familier aux joueurs de boules, il le fait rouler à plusieurs reprises, sur son lavis; puis il nous montre le crâne et nous invite à constater qu’il ne porte la trace d’aucune peinture rouge. Rouletabille tire à nouveau sa montre.
« La peinture est sèche sur le plan , fait-il. Elle a mis un quart d’heure à sécher . Dans la journée du 11, nous avons vu entrer dans la Tour Carrée, À cinq heures, venant du dehors , M. Darzac. Or, M. Darzac, après être entré dans la Tour Carrée, et après avoir refermé derrière lui les verrous de sa chambre, nous a-t-il dit, n’en est ressorti que lorsque nous sommes venus l’y chercher passé six heures . Quant au vieux Bob, nous l’avons vu entrer dans la Tour Ronde À six heures, avec son crâne vierge de peinture!
« Comment cette peinture qui met seulement un quart d’heure à sécher est-elle, ce jour-là, encore assez fraîche, – plus d’une heure après que M. Darzac l’a quittée, – pour teindre le crâne du vieux Bob que celui-ci, d’un geste de colère, fait rouler sur le lavis en entrant dans la Tour Ronde? Il n’y a qu’une explication à cela et je vous défie d’en trouver une autre, c’est que le M. Darzac qui est entré dans la Tour Carrée À CINQ HEURES, et que nul n’a vu ressortir, n’est pas le même que celui qui venait de peindre dans la Tour Ronde avant l’arrivée du vieux Bob À SIX HEURES, que nous avons trouvé dans la chambre de la Tour Carrée sans l’y avoir vu entrer et avec qui nous sommes ressortis… En un mot: qu’il n’est pas le même que le M. Darzac ici présent devant nous! LE BON BOUT DE LA RAISON NOUS INDIQUE QU’IL Y A DEUX MANIFESTATIONS DARZAC!»
Et Rouletabille regarda M. Darzac.
Celui-ci, comme nous tous, était sous le coup de la lumineuse démonstration du jeune reporter. Nous étions tous partagés entre une épouvante nouvelle et une admiration sans bornes. Comme tout ce que disait Rouletabille était clair! clair et effrayant! Encore là nous retrouvions la marque de sa prodigieuse et logique et mathématique intelligence.
M. Darzac s’écria:
«C’est donc comme cela qu’ il a pu entrer dans la Tour Carrée avec un déguisement qui lui donnait, sans doute, toutes mes apparences, et qu’il a pu se cacher dans le placard, de telle sorte que je ne l’ai pas vu, moi, quand je suis venu ensuite faire ici ma correspondance en quittant la Tour du Téméraire où je laissais mon lavis. Mais comment le père Bernier lui a-t-il ouvert!…
– Dame! répliqua Rouletabille qui avait pris la main de la Dame en noir entre les siennes, comme s’il eût voulu lui donner du courage… Dame! c’est qu’il a bien cru avoir affaire à vous!
– C’est donc cela qui explique que, lorsque je suis arrivé à ma porte, je n’avais qu’à la pousser. Le père Bernier me croyait chez moi.
– Très juste! puissamment raisonné! obtempéra Rouletabille. Et le père Bernier, qui avait ouvert à la première manifestation Darzac, n’a pas eu à s’occuper de la seconde, puisque, pas plus que nous, il ne l’a vue. Vous êtes certainement arrivé à la Tour Carrée dans le moment qu’avec le père Bernier nous nous trouvions sur le parapet, en train d’examiner les gesticulations étranges du vieux Bob parlant, sur le seuil de la Barma Grande, à Mrs. Edith et au prince Galitch…
– Mais, fit encore M. Darzac, comment la mère Bernier, elle, qui était entrée dans sa loge, ne m’a-t-elle point vu et ne s’est-elle point étonnée de voir entrer une seconde fois M. Darzac alors qu’elle ne l’avait pas vu ressortir?
– Imaginez, reprit le reporter avec un triste sourire, imaginez, Monsieur Darzac, que la mère Bernier, dans ce moment-là – au moment où vous passiez… c’est-à-dire: où la seconde manifestation Darzac passait – ramassait les pommes de terre d’un sac que j’avais vidé sur son plancher… et vous imaginez la vérité.
– Eh bien, je puis me féliciter de me trouver encore de ce monde!…
– Félicitez-vous, monsieur Darzac, félicitez-vous!…
– Quand je songe qu’aussitôt rentré chez moi j’ai fermé les verrous comme je vous l’ai dit , que je me suis mis au travail et que j’avais ce bandit dans le dos! Ah! il eût pu me tuer sans résistance!…»
Rouletabille s’avança vers M. Darzac.
«Pourquoi ne l’a-t-il pas fait? lui demanda-t-il, les yeux dans les yeux.
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