Marcel Proust - Le temps retrouvé
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Je crus comprendre que Robert avait trouvé aux armées des ressources qui lui avaient fait peu à peu oublier que Morel s’était aussi mal conduit avec lui qu’avec son oncle. Pourtant il lui gardait une grande amitié et était pris de brusques désirs de le revoir, qu’il ajournait sans cesse. Je crus plus délicat envers Gilberte de ne pas indiquer à Robert que pour retrouver Morel il n’avait qu’à aller chez Mme Verdurin.
Je dis avec humilité à Robert combien on sentait peu la guerre à Paris, il me dit que même à Paris c’était quelquefois « assez inouï ». Il faisait allusion à un raid de zeppelins qu’il y avait eu la veille et il me demanda si j’avais bien vu, mais comme il m’eût parlé autrefois de quelque spectacle d’une grande beauté esthétique. Encore au front comprend-on qu’il y ait une sorte de coquetterie à dire : « C’est merveilleux, quel rose ! et ce vert pâle ! », au moment où on peut à tout instant être tué, mais ceci n’existait pas chez Saint-Loup, à Paris, à propos d’un raid insignifiant. Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. « Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c’est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations, car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu’on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n’aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s’en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils « font apocalypse », même les étoiles ne gardant plus leur place. Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui, du reste, était bien naturel pour saluer l’arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, très Wacht am Rhein, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale ; c’était à se demander si c’était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient. » Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l’expliquait, d’ailleurs, par des raisons purement musicales : « Dame, c’est que la musique des sirènes était d’une Chevauchée . Il faut décidément l’arrivée des Allemands pour qu’on puisse entendre du Wagner à Paris. » À certains points de vue la comparaison n’était pas fausse. La ville semblait une masse informe et noire qui tout d’un coup passait des profondeurs de la nuit dans la lumière et dans le ciel où un à un les aviateurs s’élevaient à l’appel déchirant des sirènes, cependant que d’un mouvement plus lent, mais plus insidieux, plus alarmant, car ce regard faisait penser à l’objet invisible encore et peut-être déjà proche qu’il cherchait, les projecteurs se remuaient sans cesse, flairaient l’ennemi, le cernaient dans leurs lumières jusqu’au moment où les avions aiguillés bondiraient en chasse pour le saisir. Et escadrille après escadrille chaque aviateur s’élançait ainsi de la ville, transporté maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie. Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons, s’éclairaient et je dis à Saint-Loup que s’il avait été à la maison la veille, il aurait pu, tout en contemplant l’apocalypse dans le ciel, voir sur la terre, comme dans l’enterrement du comte d’Orgaz du Greco où ces différents plans sont parallèles, un vrai vaudeville joué par des personnages en chemise de nuit, lesquels, à cause de leurs noms célèbres, eussent mérité d’être envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer. Et c’est ce que nous aurions fait encore ce jour-là comme s’il n’y avait pas la guerre, bien que sur un sujet fort « guerre » : la peur des Zeppelins – reconnu : la duchesse de Guermantes superbe en chemise de nuit, le duc de Guermantes inénarrable en pyjama rose et peignoir de bain, etc., etc. « Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leur sein décati le collier de perles qui leur permettra d’épouser un duc décavé. L’hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l’Hôtel du libre échange. »
Je demandai à Saint-Loup si cette guerre avait confirmé ce que nous disions des guerres passées à Doncières. Je lui rappelai des propos que lui-même avait oubliés, par exemple sur les pastiches des batailles par les généraux à venir. « La feinte, lui disais-je, n’est plus guère possible dans ces opérations qu’on prépare d’avance avec de telles accumulations d’artillerie. Et ce que tu m’as dit depuis sur les reconnaissances par les avions, qu’évidemment tu ne pouvais pas prévoir, empêche l’emploi des ruses napoléoniennes. – Comme tu te trompes, me répondit-il, cette guerre, évidemment, est nouvelle par rapport aux autres et se compose elle-même de guerres successives, dont la dernière est une innovation par rapport à celle qui l’a précédée. Il faut s’adapter à une formule nouvelle de l’ennemi pour se défendre contre elle, et alors lui-même recommence à innover, mais, comme en toute chose humaine, les vieux trucs prennent toujours. Pas plus tard qu’hier au soir, le plus intelligent des critiques militaires écrivait : « Quand les Allemands ont voulu délivrer la Prusse orientale, ils ont commencé l’opération par une puissante démonstration fort au sud contre Varsovie, sacrifiant dix mille hommes pour tromper l’ennemi. Quand ils ont créé, au début de 1915, la masse de manœuvre de l’archiduc Eugène pour dégager la Hongrie menacée, ils ont répandu le bruit que cette masse était destinée à une opération contre la Serbie. C’est ainsi qu’en 1800 l’armée qui allait opérer contre l’Italie était essentiellement qualifiée d’armée de réserve et semblait destinée non à passer les Alpes, mais à appuyer les armées engagées sur les théâtres septentrionaux. La ruse d’Hindenburg attaquant Varsovie pour masquer l’attaque véritable sur les lacs de Mazurie est imitée d’un plan de Napoléon de 1812. » Tu vois que M. Bidou reproduit presque les paroles que tu me rappelles et que j’avais oubliées. Et comme la guerre n’est pas finie, ces ruses-là se reproduiront encore et réussiront, car on ne perce rien à jour, ce qui a pris une fois a pris parce que c’était bon et prendra toujours. » Et en effet, bien longtemps après cette conversation avec Saint-Loup, pendant que les regards des Alliés étaient fixés sur Pétrograd, contre laquelle capitale on croyait que les Allemands commençaient leur marche, ils préparaient la plus puissante offensive contre l’Italie. Saint-Loup me cita bien d’autres exemples de pastiches militaires, ou, si l’on croit qu’il n’y a pas un art mais une science militaire, d’application de lois permanentes. « Je ne veux pas dire, il y aurait contradiction dans les mots, ajouta Saint-Loup, que l’art de la guerre soit une science. Et s’il y a une science de la guerre, il y a diversité, dispute et contradiction entre les savants. Diversité projetée pour une part dans la catégorie du temps. Ceci est assez rassurant, car, pour autant que cela est, cela n’indique pas forcément erreur mais vérité qui évolue. » Il devait me dire plus tard : « Vois dans cette guerre l’évolution des idées sur la possibilité de la percée, par exemple. On y croit d’abord, puis on vient à la doctrine de l’invulnérabilité des fronts, puis à celle de la percée possible, mais dangereuse, de la nécessité de ne pas faire un pas en avant sans que l’objectif soit d’abord détruit (un journaliste péremptoire écrira que prétendre le contraire est la plus grande sottise qu’on puisse dire), puis, au contraire, à celle d’avancer avec une très faible préparation d’artillerie, puis on en vient à faire remonter l’invulnérabilité des fronts à la guerre de 1870 et à prétendre que c’est une idée fausse pour la guerre actuelle, donc une idée d’une vérité relative. Fausse dans la guerre actuelle à cause de l’accroissement des masses et du perfectionnement des engins (voir Bidou du 2 juillet 1918), accroissement qui d’abord avait fait croire que la prochaine guerre serait très courte, puis très longue, et enfin a fait croire de nouveau à la possibilité des décisions victorieuses. Bidou cite les Alliés sur la Somme, les Allemands vers Paris en 1918. De même à chaque conquête des Allemands on dit : le terrain n’est rien, les villes ne sont rien, ce qu’il faut c’est détruire la force militaire de l’adversaire. Puis les Allemands à leur tour adoptent cette théorie en 1918 et alors Bidou explique curieusement (2 juillet 1918) comment certains points vitaux, certains espaces essentiels s’ils sont conquis décident de la victoire. C’est, d’ailleurs, une tournure de son esprit. Il a montré comment si la Russie était bouchée sur mer elle serait défaite et qu’une armée enfermée dans une sorte de camp d’emprisonnement est destinée à périr. »
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