Honoré Balzac - La Comédie humaine - Volume 02
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J'ai revu mon esclave: il est devenu craintif, il a pris un air mystérieux et dévot qui me plaît; il me paraît pénétré de ma gloire et de ma puissance. Mais rien, ni dans ses regards, ni dans ses manières, ne peut permettre aux devineresses du monde de soupçonner en lui cet amour infini que je vois. Cependant, ma chère, je ne suis pas emportée, dominée, domptée; au contraire, je dompte, je domine et j'emporte... Enfin je raisonne. Ah! je voudrais bien retrouver cette peur que me causait la fascination du maître, du bourgeois à qui je me refusais. Il y a deux amours: celui qui commande et celui qui obéit; ils sont distincts et donnent naissance à deux passions, et l'une n'est pas l'autre; pour avoir son compte de la vie, peut-être une femme doit-elle connaître l'une et l'autre. Ces deux passions peuvent-elles se confondre? Un homme à qui nous inspirons de l'amour nous en inspirera-t-il? Felipe sera-t-il un jour mon maître? tremblerai-je comme il tremble? Ces questions me font frémir. Il est bien aveugle! A sa place, j'aurais trouvé mademoiselle de Chaulieu sous ces tilleuls bien coquettement froide, compassée, calculatrice. Non, ce n'est pas aimer, cela, c'est badiner avec le feu. Felipe me plaît toujours, mais je me trouve maintenant calme et à mon aise. Plus d'obstacles! quel terrible mot. En moi tout s'affaisse, se rasseoit, et j'ai peur de m'interroger. Il a eu tort de me cacher la violence de son amour, il m'a laissée maîtresse de moi. Enfin, je n'ai pas les bénéfices de cette espèce de faute. Oui, chère, quelque douceur que m'apporte le souvenir de cette demi-heure passée sous les arbres, je trouve le plaisir qu'elle m'a donné bien au-dessous des émotions que j'avais en disant: Y viendrai-je? n'y viendrai-je pas? lui écrirai-je? ne lui écrirai-je point? En serait-il donc ainsi pour tous nos plaisirs? Serait-il meilleur de les différer que d'en jouir? L'espérance vaudrait-elle mieux que la possession? Les riches sont-ils les pauvres? Avons-nous toutes deux trop étendu les sentiments en développant outre mesure les forces de notre imagination? Il y a des instants où cette idée me glace. Sais-tu pourquoi? Je songe à revenir sans Griffith au bout du jardin. Jusqu'où irais-je ainsi? L'imagination n'a pas de bornes, et les plaisirs en ont. Dis-moi, cher docteur en corset, comment concilier ces deux termes de l'existence des femmes?
XXII
LOUISE A FELIPE
Je ne suis pas contente de vous. Si vous n'avez pas pleuré en lisant Bérénice de Racine, si vous n'y avez pas trouvé la plus horrible des tragédies, vous ne me comprendrez point, nous ne nous entendrons jamais: brisons, ne nous voyons plus, oubliez-moi; car si vous ne me répondez pas d'une manière satisfaisante, je vous oublierai, vous deviendrez monsieur le baron de Macumer pour moi, ou plutôt vous ne deviendrez rien, vous serez pour moi comme si vous n'aviez jamais existé. Hier, chez madame d'Espard, vous avez eu je ne sais quel air content qui m'a souverainement déplu. Vous paraissiez sûr d'être aimé. Enfin, la liberté de votre esprit m'a épouvantée, et je n'ai point reconnu en vous, dans ce moment, le serviteur que vous disiez être dans votre première lettre. Loin d'être absorbé comme doit l'être un homme qui aime, vous trouviez des mots spirituels. Ainsi ne se comporte pas un vrai croyant: il est toujours abattu devant la divinité. Si je ne suis pas un être supérieur aux autres femmes, si vous ne voyez point en moi la source de votre vie, je suis moins qu'une femme, parce qu'alors je suis simplement une femme. Vous avez éveillé ma défiance, Felipe: elle a grondé de manière à couvrir la voix de la tendresse, et quand j'envisage notre passé, je me trouve le droit d'être défiante. Sachez-le, monsieur le ministre constitutionnel de toutes les Espagnes, j'ai profondément réfléchi à la pauvre condition de mon sexe. Mon innocence a tenu des flambeaux dans ses mains sans se brûler. Écoutez bien ce que ma jeune expérience m'a dit et ce que je vous répète. En toute autre chose, la duplicité, le manque de foi, les promesses inexécutées rencontrent des juges, et les juges infligent des châtiments; mais il n'en est pas ainsi pour l'amour, qui doit être à la fois la victime, l'accusateur, l'avocat, le tribunal et le bourreau; car les plus atroces perfidies, les plus horribles crimes demeurent inconnus, se commettent d'âme à âme sans témoins, et il est dans l'intérêt bien entendu de l'assassiné de se taire. L'amour a donc son code à lui, sa vengeance à lui: le monde n'a rien à y voir. Or, j'ai résolu, moi, de ne jamais pardonner un crime, et il n'y a rien de léger dans les choses du cœur. Hier, vous ressembliez à un homme certain d'être aimé. Vous auriez tort de ne pas avoir cette certitude, mais vous seriez criminel à mes yeux si elle vous ôtait la grâce ingénue que les anxiétés de l'espérance vous donnaient auparavant. Je ne veux vous voir ni timide ni fat, je ne veux pas que vous trembliez de perdre mon affection, parce que ce serait une insulte; mais je ne veux pas non plus que la sécurité vous permette de porter légèrement votre amour. Vous ne devez jamais être plus libre que je ne le suis moi-même. Si vous ne connaissez pas le supplice qu'une seule pensée de doute impose à l'âme, tremblez que je ne vous l'apprenne. Par un seul regard je vous ai livré mon âme, et vous y avez lu. Vous avez à vous les sentiments les plus purs qui jamais se soient élevés dans une âme de jeune fille. La réflexion, les méditations dont je vous ai parlé n'ont enrichi que la tête; mais quand le cœur froissé demandera conseil à l'intelligence, croyez-moi, la jeune fille tiendra de l'ange qui sait et peut tout. Je vous le jure, Felipe, si vous m'aimez comme je le crois, et si vous devez me laisser soupçonner le moindre affaiblissement dans les sentiments de crainte, d'obéissance, de respectueuse attente, de désir soumis que vous annonciez; si j'aperçois un jour la moindre diminution dans ce premier et bel amour qui de votre âme est venu dans la mienne, je ne vous dirai rien, je ne vous ennuierai point par une lettre plus ou moins digne, plus ou moins fière ou courroucée, ou seulement grondeuse comme celle-ci; je ne dirais rien, Felipe: vous me verriez triste à la manière des gens qui sentent venir la mort; mais je ne mourrais pas sans vous avoir imprimé la plus horrible flétrissure, sans avoir déshonoré de la manière la plus honteuse celle que vous aimiez, et vous avoir planté dans le cœur d'éternels regrets, car vous me verriez perdue ici-bas aux yeux des hommes et à jamais maudite en l'autre vie.
Ainsi, ne me rendez pas jalouse d'une autre Louise heureuse, d'une Louise saintement aimée, d'une Louise dont l'âme s'épanouissait dans un amour sans ombre, et qui possédait, selon la sublime expression de Dante,
Senza brama, sicura ricchezza! 1 1 Posséder, sans crainte, des richesses qui ne peuvent être perdues!
Sachez que j'ai fouillé son Enfer pour en rapporter la plus douloureuse des tortures, un terrible châtiment moral auquel j'associerai l'éternelle vengeance de Dieu.
Vous avez donc glissé dans mon cœur, hier, par votre conduite, la lame froide et cruelle du soupçon. Comprenez-vous? j'ai douté de vous, et j'en ai tant souffert que je ne veux plus douter. Si vous trouvez mon servage trop dur, quittez-le, je ne vous en voudrai point. Ne sais-je donc pas que vous êtes un homme d'esprit? réservez toutes les fleurs de votre âme pour moi, ayez les yeux ternes devant le monde, ne vous mettez jamais dans le cas de recevoir une flatterie, un éloge, un compliment de qui que ce soit. Venez me voir chargé de haine, excitant mille calomnies ou accablé de mépris, venez me dire que les femmes ne vous comprennent point, marchent auprès de vous sans vous voir, et qu'aucune d'elles ne saurait vous aimer; vous apprendrez alors ce qu'il y a pour vous dans le cœur et dans l'amour de Louise. Nos trésors doivent être si bien enterrés, que le monde entier les foule aux pieds sans les soupçonner. Si vous étiez beau, je n'eusse sans doute jamais fait la moindre attention à vous et n'aurais pas découvert en vous le monde de raisons qui fait éclore l'amour; et, quoique nous ne les connaissions pas plus que nous ne savons comment le soleil fait éclore les fleurs ou mûrir les fruits, néanmoins, parmi ces raisons, il en est une que je sais et qui me charme. Votre sublime visage n'a son caractère, son langage, sa physionomie que pour moi. Moi seule, j'ai le pouvoir de vous transformer, de vous rendre le plus adorable de tous les hommes; je ne veux donc point que votre esprit échappe à ma possession: il ne doit pas plus se révéler aux autres que vos yeux, votre charmante bouche et vos traits ne leur parlent. A moi seule d'allumer les clartés de votre intelligence comme j'enflamme vos regards. Restez ce sombre et froid, ce maussade et dédaigneux grand d'Espagne que vous étiez auparavant. Vous étiez une sauvage domination détruite dans les ruines de laquelle personne ne s'aventurait, vous étiez contemplé de loin, et voilà que vous frayez des chemins complaisants pour que tout le monde y entre, et vous allez devenir un aimable Parisien. Ne vous souvenez-vous plus de mon programme? Votre joie disait un peu trop que vous aimiez. Il a fallu mon regard pour vous empêcher de faire savoir au salon le plus perspicace, le plus railleur, le plus spirituel de Paris, qu'Armande-Louise-Marie de Chaulieu vous donnait de l'esprit. Je vous crois trop grand pour faire entrer la moindre ruse de la politique dans votre amour; mais si vous n'aviez pas avec moi la simplicité d'un enfant, je vous plaindrais; et, malgré cette première faute, vous êtes encore l'objet d'une admiration profonde pour
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