Paul Bourget - Un Coeur de femme

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Le dîner avait naturellement commencé par des commentaires de toute sorte sur l'accident de voiture dont M mede Candale avait été la victime; puis, comme des chasseurs déterminés, fussent-ils d'ailleurs dans la morte saison, ne sauraient causer dix minutes sans que leur passion favorite entre en jeu, la mésaventure de la comtesse servit aussitôt de prétexte à des récits d'accidents de chasse, et de ces accidents eux-mêmes la conversation passa vite à des discussions d'armes. D'Artelles, avec sa rude figure de petit-fils de paysan, aimait à faire le coup de fusil presque autant que Candale, mais d'une tout autre manière. Par exemple, tandis que les rabatteurs poussaient devant eux le gibier que les chasseurs guettaient dans une allée, il lui arrivait souvent de leur fausser compagnie et de fouiller la plaine ou le bois tout seul. Il y avait en lui du braconnier, tandis que le goût véritable du comte Louis était uniquement la chasse à courre, la bête forcée et la fête seigneuriale de la curée. Pour la centième fois, ils se reprirent à discuter sur ces deux sortes de sport, puis à se remémorer des chasses mémorables, et l'on entendit des phrases comme celles-ci:

– «Vous rappelez-vous, d'Artelles,» disait Prosny, «cette chasse étonnante avec les grands-ducs à la Croix-Saint-Joseph? Sur combien d'oiseaux avons-nous tiré ce jour-là?..»

– «Trois mille,» répondait d'Artelles, «et voilà ma déveine: je n'avais pas de poudre de bois!»

– «Félicitez-vous-en,» interrompit Mosé, «ça brise les fusils. L'autre jour, nous chassions chez Taraval avec le petit La Môle, ses Purdeys étaient en capilotade après.»

– «Quel tireur, ce La Môle!» s'écria Candale.

– «Comment pouvez-vous dire cela?» répliqua Prosny, «tout au plus un bon premier second-fusil; voyons, vous qui connaissez Strabane!..»

– «Strabane! Strabane!» reprit d'Artelles, en hochant la tête.

– «Ah!» insista l'autre, «si vous l'aviez vu, comme nous, tuer six grouses d'affilée, dans un même vol, deux à son affût, deux au coup du roi, et deux par derrière…»

– «Parbleu!» dit Mosé, «tous les matins il s'exerce devant sa glace à recevoir ses trois fusils sans désépauler et ses domestiques à les lui passer…»

– «Alors il lui faut emmener deux hommes pour lui porter ses trois armes… Et vous appelez ça chasser?..» reprit d'Artelles.

– «Dites donc, Candale,» interrogeait Prosny, «c'est toujours le xérès que vous a cédé Desforges? Il est parfait.»

M med'Arcole écoutait ces discours, entendus cent fois, avec le placide silence italien qu'elle tenait de sa mère, à qui elle ressemble autant que Gabrielle lui ressemble peu, et Juliette complimentait cette dernière sur les fleurs qui paraient la table. Au milieu et dans un cache-pot d'argent ancien se dressait un bouquet de lilas blanc, de grandes roses jaunes et d'orchidées. D'autres orchidées, d'une nuance mauve avec des cœurs de velours violet, garnissaient deux autres cache-pot moins grands mais d'un aussi fin travail, et un tapis de violettes russes reliait entre eux ces trois bouquets. À cette sorte de sombre parterre la nappe blanche, les cristaux et la vaisselle plate faisaient comme une bordure brillante. Des bougies munies d'abat-jour roses, éclairaient cette table d'une lumière plus vive que le reste de la salle et permettaient d'en saisir le moindre détail, depuis les petites assiettes en argent pour le beurre, mises à côté de chaque personne, jusqu'à la grâce mignarde des figurines ciselées dans les pièces centrales du service. C'était un extrême atteint dans l'élégance qui s'obtient très rarement, même dans les maisons les plus comblées, car il suppose à la fois une énorme fortune, une hérédité séculaire d'aristocratie et un goût unique chez la maîtresse du logis. Quand M mede Tillières se prit à vanter ce joli arrangement de fleurs et d'objets d'art, Casal releva la tête. Sa blonde voisine venait de dire à voix haute ce qu'il pensait tout bas, juste à cette seconde. Pris entre la conversation des chasseurs et les phrases échangées à travers la table par les deux amies, il n'avait pas encore placé vingt mots depuis le commencement du dîner. Il s'était contenté de regarder avec ce plaisir de l'impression exquise sur lequel les hommes d'une finesse native ne se blasent guère. D'ailleurs, quoiqu'il ne parlât jamais ni tableaux ni bibelots, il avait acquis un sens artiste assez aiguisé dans de longues causeries avec les deux ou trois peintres de valeur que la recherche du portrait fructueux, le caprice d'une grande dame galante ou la vanité de fréquenter des gens riches lance de temps à autre, pour leur perdition, dans la société des clubmen. Casal avait ainsi appris à voir; – action très simple et pourtant si rare que de tous les convives il avait seul goûté, avec M mede Tillières, le délicieux décor des choses autour d'eux. Il avait de même remarqué l'harmonie de toilette des trois femmes: M mede Candale tout en rouge avec l'or fauve de ses boucles; M med'Arcole tout en blanc avec la chaude langueur de son teint, ses bandeaux d'un noir épais et ses yeux d'un brun clair; Juliette avec ses cheveux cendrés et la grâce des reflets roses sous la dentelle noire. Après la phrase qui lui avait fait dresser la tête, il se prit à considérer sa voisine plus attentivement qu'il n'avait fait lors de leur présentation.

À cette première minute, et tandis qu'elle tressaillait, elle, de curiosité jusque dans ses fibres les plus profondes, il l'avait jugée, lui, comme maintes fois de loin au théâtre, une assez jolie personne, mais presque insignifiante. Les femmes qui possèdent plus de charme délicat que d'éclatante beauté risquent ainsi d'être méconnues d'abord. Elles ressemblent à ces fins paysages de notre France du centre que le touriste traverse rapidement pour courir vers d'autres, et qui découvrent sans cesse à leur familier de nouvelles raisons de les préférer. À détailler M mede Tillières avec ce coup d'œil respectueusement indiscret dont les libertins bien élevés enveloppent les femmes, il reconnut que la taille de sa voisine était très mince et très souple, que la naissance des épaules, les bras et la ligne de la nuque indiquaient une irréprochable perfection de formes, enfin que les traits du visage, pour être un peu menus, étaient aussi d'une délicatesse presque idéale. Là-dessus, un autre se serait dit tout de suite: «Mais c'est une très jolie femme…» et aurait commencé de lui faire deux doigts de cour, – comme on chantait dans les naïves romances de jadis. Chez Casal, l'observateur, une fois mis en jeu, devait aussitôt dépasser la constatation physique et creuser jusqu'au caractère. À travers cette existence de fête continuelle qui était la sienne, il n'avait pas désappris à réfléchir. L'air de supériorité qui s'exhalait pour ainsi dire de toute sa personne ne mentait qu'à moitié. Sa qualité maîtresse, appliquée, faute de principes et faute aussi d'un talent positif, à des choses de pure élégance, était une force extrême de jugement. Il possédait, dans un domaine de futilités, le don précieux d'aller toujours droit à l'essentiel. Pour employer une expression, susceptible d'innombrables nuances comme la vertu d'esprit qu'elle désigne, il n'était jamais à côté. Un nouveau venu entrait-il au cercle, qu'il arrivât de province ou d'Amérique, qu'il fût Anglais, Russe ou Argentin, en quelques jours, Casal vous disait exactement ce que cet étranger avait dans le ventre, – admirable formule d'argot créée par ce Paris qui traite en effet les inconnus comme les petites filles curieuses font leurs poupées: elles les ouvrent d'un coup de ciseau après s'en être amusées, et sitôt ouvertes, sitôt jetées. Un tireur inédit se présentait-il sur la planche, en une séance Casal avait décomposé son jeu, presque aussi bien que Camille Prévost, le maître avec lequel il aimait le mieux à tirer, justement à cause de son impeccable analyse. Avec cela, il savait juger d'un cheval comme un maquignon, et d'un dîner comme un cuisinier. C'était lui qui, ayant accepté de faire l'intérim du commissariat de la table dans un club aujourd'hui disparu, le Fencing, avait, dès le second jour, appelé le chef pour lui demander simplement: «Pourquoi avez-vous employé aujourd'hui du beurre qui coûte dix sous de moins la livre que celui d'hier?..» Et c'était vrai. Cette précision de sens et d'intelligence allait du petit au grand, et Casal se trompait aussi peu sur l'avenir d'une pièce de théâtre, d'un acteur ou d'un livre. Ayant, en outre, le tact de se taire quand il ignorait, il n'était jamais pris en défaut; jamais il n'énonçait une de ces opinions médiocres qui rendent les beaux esprits de salon intolérables aux spécialistes.

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