Charles Dickens - David Copperfield – Tome II

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Je suppose que ce qui m'est naturel est naturel à beaucoup d'autres, c'est pourquoi je ne crains pas de dire que je n'ai jamais plus aimé Steerforth qu'au moment même où les liens qui nous unissaient furent rompus. Dans l'amère angoisse que me causa la découverte de son crime, je me rappelai plus nettement toutes ses brillantes qualités, j'appréciai plus vivement tout ce qu'il avait de bon, je rendis plus complètement justice à toutes les facultés qui auraient pu faire de lui un homme d'une noble nature et d'une grande distinction, que je ne l'avais jamais fait dans toute l'ardeur de mon dévouement passé; il m'était impossible de ne pas sentir profondément la part involontaire que j'avais eue dans la souillure qu'il avait laissée dans une famille honnête, et cependant, je crois que, si je m'étais trouvé alors face à face avec lui, je n'aurais pas eu la force de lui adresser un seul reproche. Je l'aurais encore tant aimé, quoique mes yeux fussent dessillés; j'aurais conservé un souvenir si tendre de mon affection pour lui, que j'aurais été, je le crains, faible comme un enfant qui ne sait que pleurer et oublier; mais, par exemple, il n'y avait plus à penser désormais à une réconciliation entre nous. C'est une pensée que je n'eus jamais. Je sentais, comme il l'avait senti lui-même, que tout était fini de lui à moi. Je n'ai jamais su quel souvenir il avait conservé de moi; peut-être n'était-ce qu'un de ces souvenirs légers qu'il est facile d'écarter, mais moi, je me souvenais de lui comme d'un ami bien- aimé que j'avais perdu par la mort.

Oui, Steerforth, depuis que vous avez disparu de la scène de ce pauvre récit, je ne dis pas que ma douleur ne portera pas involontairement témoignage contre vous devant le trône du jugement dernier, mais n'ayez pas peur que ma colère ou mes reproches accusateurs vous y poursuivent d'eux-mêmes.

La nouvelle de ce qui venait d'arriver se répandit bientôt dans la ville, et en passant dans les rues, le lendemain matin, j'entendais les habitants en parler devant leurs portes. Il y avait beaucoup de gens qui se montraient sévères pour elle; d'autres l'étaient plutôt pour lui, mais il n'y avait qu'une voix sur le compte de son père adoptif et de son fiancé. Tout le monde, dans tous les rangs, témoignait pour leur douleur un respect plein d'égards et de délicatesse. Les marins se tinrent à l'écart quand ils les virent tous deux marcher lentement sur la plage de grand matin, et formèrent des groupes où l'on ne parlait d'eux que pour les plaindre.

Je les trouvai sur la plage près de la mer. Il m'eût été facile de voir qu'ils n'avaient pas fermé l'oeil, quand même Peggotty ne m'aurait pas dit que le grand jour les avait surpris assis encore là où je les avais laissés la veille. Ils avaient l'air accablé, et il me sembla que cette seule nuit avait courbé la tête de M. Peggotty plus que toutes les années pendant lesquelles je l'avais connu. Mais ils étaient tous deux graves et calmes comme la mer elle-même, qui se déroulait à nos yeux sans une seule vague sous un ciel sombre, quoique des gonflements soudains montrassent bien qu'elle respirait dans son repos, et qu'une bande de lumière qui l'illuminait à l'horizon fît deviner par derrière la présence du soleil, invisible encore sous les nuages.

«Nous avons longuement parlé, monsieur, me dit Peggotty après que nous eûmes fait, tous les trois, quelques tours sur le sable au milieu d'un silence général, de ce que nous devions et de ce que nous ne devions pas faire. Mais nous sommes fixés maintenant.»

Je jetai, par hasard, un regard sur Ham. En ce moment il regardait la lueur qui éclairait la mer dans le lointain, et, quoique son visage ne fût pas animé par la colère et que je ne pusse y lire, autant qu'il m'en souvient, qu'une expression de résolution sombre, il me vint dans l'esprit la terrible pensée que s'il rencontrait jamais Steerforth, il le tuerait.

«Mon devoir ici est accompli, monsieur, dit Peggotty. Je vais chercher ma…» Il s'arrêta, puis il reprit d'une voix plus ferme: «Je vais la chercher. C'est mon devoir à tout jamais.»

Il secoua la tête quand je lui demandai où il la chercherait, et me demanda si je partais pour Londres le lendemain. Je lui dis que, si je n'étais pas parti le jour même, c'était de peur de manquer l'occasion de lui rendre quelque service, mais que j'étais prêt à partir quand il voudrait.

«Je partirai avec vous demain, monsieur, dit-il, si cela vous convient.»

Nous fîmes de nouveau quelques pas en silence.

«Ham continuera à travailler ici, reprit-il au bout d'un moment, et il ira vivre chez ma soeur. Le vieux bateau…

– Est-ce que vous abandonnerez le vieux bateau, M. Peggotty? demandai-je doucement.

– Ma place n'est plus là, M. David, répondit-il, et si jamais un bateau a fait naufrage depuis le temps où les ténèbres étaient sur la surface de l'abîme, c'est celui-là. Mais, non, monsieur; non, je ne veux pas qu'il soit abandonné, bien loin de là.»

Nous marchâmes encore en silence, puis il reprit:

«Ce que je désire, monsieur, c'est qu'il soit toujours, nuit et jour, hiver comme été, tel qu'elle l'a toujours connu, depuis la première fois qu'elle l'a vu. Si jamais ses pas errants se dirigeaient de ce côté, je ne voudrais pas que son ancienne demeure semblât la repousser; je voudrais qu'elle l'invitât, au contraire, à s'approcher peut-être de la vieille fenêtre, comme un revenant, pour regarder, à travers le vent et la pluie, son petit coin près du feu. Alors, M. David, peut-être qu'en voyant là mistress Gummidge toute seule, elle prendrait courage et s'y glisserait en tremblant; peut-être se laisserait-elle coucher dans son ancien petit lit et reposerait-elle sa tête fatiguée, là où elle s'endormait jadis si gaiement.»

Je ne pus lui répondre, malgré tous mes efforts.

«Tous les soirs, continua M. Peggotty, à la tombée de la nuit, la chandelle sera placée comme à l'ordinaire à la fenêtre, afin que, s'il lui arrivait un jour de la voir, elle croie aussi l'entendre l'appeler doucement: «Reviens, mon enfant, reviens!» Si jamais on frappe à la porte de votre tante, le soir, Ham, surtout si on frappe doucement, n'allez pas ouvrir vous-même. Que ce soit elle, et non pas vous, qui voie d'abord ma pauvre enfant!»

Il fit quelques pas et marcha devant nous un moment. Durant cet intervalle, je jetai encore les yeux sur Ham et voyant la même expression sur son visage, avec son regard toujours fixé sur la lueur lointaine, je lui touchai le bras.

Je l'appelai deux fois par son nom, comme si j'eusse voulu réveiller un homme endormi, sans qu'il fît seulement attention à moi. Quand je lui demandai enfin à quoi il pensait, il me répondit:

«À ce que j'ai devant moi, M. David, et par delà.

– À la vie qui s'ouvre devant vous, vous voulez dire?»

Il m'avait vaguement montré la mer.

«Oui, M. David. Je ne sais pas bien ce que c'est, mais il me semble… que c'est tout là-bas que viendra la fin.» Et il me regardait comme un homme qui se réveille, mais avec le même air résolu.

«La fin de quoi? demandai-je en sentant renaître mes craintes.

– Je ne sais pas, dit-il d'un air pensif. Je me rappelais que c'est ici que tout a commencé et… naturellement je pensais que c'est ici que tout doit finir. Mais n'en parlons plus, M. David, ajouta-t-il en répondant, je pense, à mon regard, n'ayez pas peur: c'est que, voyez-vous, je suis si barbouillé, il me semble que je ne sais pas…» et, en effet, il ne savait pas où il en était et son esprit était dans la plus grande confusion.

M. Peggotty s'arrêta pour nous laisser le temps de le rejoindre et nous en restâmes là; mais le souvenir de mes premières craintes me revint plus d'une fois, jusqu'au jour où l'inexorable fin arriva au temps marqué.

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