CAMILLO. – Je ne puis répondre.
POLIXÈNE. – Une maladie gagnée de moi, et cependant je me porte bien! Il faut que vous me répondiez, entendez-vous, Camillo? Je vous en conjure, au nom de tout ce que l'honneur permet (et cette prière que je vous fais n'est pas des dernières qu'il autorise), je vous conjure de me déclarer quel malheur imprévu tu devines être prêt de se glisser sur moi, à quelle distance il est encore, comment il s'approche, quel est le moyen de le prévenir, s'il y en a; sinon, quel est celui de le mieux supporter.
CAMILLO. – Seigneur, je vais vous le dire, puisque j'en suis sommé au nom de l'honneur et par un homme que je crois plein d'honneur. Faites donc attention à mon conseil, qui doit être aussi promptement suivi que je veux être prompt à vous le donner, ou nous n'avons qu'à nous écrier, vous et moi: Nous sommes perdus! Et adieu.
POLIXÈNE. – Poursuivez, cher Camillo.
CAMILLO. – Je suis l'homme chargé de vous tuer.
POLIXÈNE. – Par qui, Camillo?
CAMILLO. – Par le roi.
POLIXÈNE. – Pourquoi?
CAMILLO. – Il croit, ou plutôt il jure avec conviction, comme s'il l'avait vu de ses yeux ou qu'il eût été l'agent employé pour vous y engager, que vous avez eu un commerce illicite avec la reine.
POLIXÈNE. – Ah! si cela est vrai, que mon sang se tourne en liqueur venimeuse et que mon nom soit accouplé au nom de celui qui a trahi le meilleur de tous; que ma réputation la plus pure se change en une odeur infecte qui offense les sens les plus obtus, en quelque lieu que je me présente, et que mon approche soit évitée et plus abhorrée que la plus contagieuse peste dont l'histoire ou la tradition aient jamais parlé!
CAMILLO. – Jurez, pour le dissuader, par toutes les étoiles du ciel et par toutes leurs influences; vous pourriez aussi bien empêcher la mer d'obéir à la lune que réussir à écarter par vos serments ou ébranler par vos avis le fondement de sa folie: elle est appuyée sur sa folie, et elle durera autant que son corps.
POLIXÈNE. – Comment cette idée a-t-elle pu se former?
CAMILLO. – Je l'ignore, mais je suis certain qu'il est plus sûr d'éviter ce qui est formé que de s'arrêter à chercher comment cela est né. Si donc vous osez vous fier à mon honnêteté, qui réside enfermée dans ce corps, que vous emmènerez avec vous en otage, partons cette nuit: j'informerai secrètement de l'affaire vos serviteurs, et je saurai les faire sortir de la ville par deux ou par trois à différentes poternes. Quant à moi, je dévoue mon sort à votre service, perdant ici ma fortune par cette confidence. Ne balancez pas; car, par l'honneur de mes parents, je vous ai dit la vérité: si vous en cherchez d'autres preuves, je n'ose pas rester à les attendre; et vous ne serez pas plus en sûreté qu'un homme condamné par la propre bouche du roi, et dont il a juré la mort.
POLIXÈNE. – Je te crois. J'ai vu son coeur sur son visage. Donne-moi ta main, sois mon guide, et ta place sera toujours à côté de la mienne. Mes vaisseaux sont prêts, et il y a deux jours que mes gens attendaient mon départ de cette cour. – Cette jalousie a pour objet une créature bien précieuse; plus elle est une personne rare, plus cette jalousie doit être extrême: et plus il est puissant, plus elle doit être violente; il s'imagine qu'il est déshonoré par un homme qui a toujours professé d'être son ami; sa vengeance doit donc, par cette raison, en être plus cruelle. La crainte m'environne de ses ombres; qu'une prompte fuite soit mon salut et sauve la gracieuse reine, le sujet des pensées de Léontes, mais qui est sans raison l'objet de ses injustes soupçons. Viens, Camillo; je te respecterai comme mon père, si tu parviens à sauver ma vie de ces lieux. Fuyons.
CAMILLO. – J'ai l'autorité de demander les clefs de toutes les poternes: que Votre Majesté profite des moments: le temps presse; allons, seigneur, partons. (Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE
Sicile. – Même lieu que l'acte précédent
Entrent HERMIONE, MAMILIUS, Dames
HERMIONE. – Prenez-moi cet enfant avec vous; il me fatigue au point que je n'y peux plus tenir.
PREMIÈRE DAME. – Allons, venez, mon gracieux seigneur. Sera-ce moi qui serai votre camarade de jeu?
MAMILIUS. – Non, je ne veux point de vous.
PREMIÈRE DAME. – Pourquoi cela, mon cher petit prince?
MAMILIUS. – Vous m'embrassez trop fort, et puis vous me parlez comme si j'étais un petit enfant. ( A la seconde dame. ) Je vous aime mieux, vous.
SECONDE DAME. – Et pourquoi cela, mon prince?
MAMILIUS. – Ce n'est pas parce que vos sourcils sont plus noirs; cependant des sourcils noirs, à ce qu'on dit, siéent le mieux à certaines femmes, pourvu qu'ils ne soient pas trop épais, mais qu'ils fassent un demi-cercle ou un croissant tracé avec une plume.
SECONDE DAME. – Qui vous a appris cela?
MAMILIUS. – Je l'ai appris sur le visage des femmes. – Dites-moi, je vous prie, de quelle couleur sont vos sourcils?
PREMIÈRE DAME. – Bleus, seigneur.
MAMILIUS. – Oh! c'est une plaisanterie que vous faites: j'ai bien vu le nez d'une femme qui était bleu, mais non pas ses sourcils.
SECONDE DAME. – Écoutez-moi. La reine votre mère va fort s'arrondissant: nous offrirons un de ces jours nos services à un beau prince nouveau-né; vous seriez bien content alors de jouer avec nous, si nous voulions de vous.
PREMIÈRE DAME. – Il est vrai qu'elle prend depuis peu une assez belle rondeur: puisse-t-elle rencontrer une heure favorable!
HERMIONE. – De quels sages propos est-il question entre vous? Venez, mon ami; je veux bien de vous à présent; je vous prie, venez vous asseoir auprès de nous, et dites-nous un conte.
MAMILIUS. – Faut-il qu'il soit triste ou gai?
HERMIONE. – Aussi gai que vous voudrez.
MAMILIUS. – Un conte triste va mieux en hiver; j'en sais un d'esprits et de lutins.
HERMIONE. – Contez-nous celui-là, mon fils: allons, venez vous asseoir. – Allons, commencez et faites de votre mieux pour m'effrayer avec vos esprits; vous êtes fort là-dessus.
MAMILIUS. – Il y avait une fois un homme…
HERMIONE. – Asseyez-vous donc là… Allons, continuez.
MAMILIUS. – Qui demeurait près du cimetière. – Je veux le conter tout bas: les grillons qui sont ici ne l'entendront pas.
HERMIONE. – Approchez-vous donc, et contez-le-moi à l'oreille.
(Entrent Léontes, Antigone, seigneurs et suite.)
LÉONTES. – Vous l'avez rencontré là? et sa suite? et Camillo avec lui?
UN DES COURTISANS. – Derrière le bosquet de sapins: c'est là que je les ai trouvés; jamais je n'ai vu hommes courir si vite. Je les ai suivis des yeux jusqu'à leurs vaisseaux.
LÉONTES. – Combien je suis heureux dans mes conjectures et juste dans mes soupçons! – Hélas! plût au ciel que j'eusse moins de pénétration! Que je suis à plaindre de posséder ce don! – Il peut se trouver une araignée noyée au fond d'une coupe, un homme peut boire la coupe, partir et n'avoir pris aucun venin, car son imagination n'en est point infectée; mais si l'on offre à ses yeux l'insecte abhorré, et si on lui fait connaître ce qu'il a bu, il s'agite alors, il tourmente et son gosier et ses flancs de secousses et d'efforts. – Moi j'ai bu et j'ai vu l'araignée. – Camillo le secondait dans cette affaire; c'est lui qui est son entremetteur. – Il y a un complot tramé contre ma vie et ma couronne. – Tout ce que soupçonnait ma défiance est vrai. – Ce perfide scélérat que j'employais était engagé d'avance par l'autre: il lui a découvert mon dessein; et moi, je reste un simple mannequin dont ils s'amusent à leur gré. – Comment les poternes se sont-elles si facilement ouvertes?
Читать дальше