Un autre journaliste que Fandor serait évidemment allé droit chez le personnage à interviewer, ne songeant pas à s’écarter de sa mission. Mais Fandor avait une idée de derrière la tête. D’abord inspecter les lieux. Contournant le pâté de maisons qui limitait la rue de l’Université, il était allé dans l’avenue de Latour-Maubourg afin de se rendre compte si l’hôtel était double ou simple, s’il avait une ou deux issues.
Lorsqu’il faisait une enquête, il songeait, certes, à atteindre droit le but qu’il se proposait mais il songeait aussi à l’imprévu.
L’inspection de Fandor fut courte. L’hôtel, en effet, comportait deux entrées: celle de l’avenue de Latour-Maubourg était réservée au service.
La façade de l’hôtel donnait sur la rue Faber. Une cour par derrière le séparait de l’avenue de Latour-Maubourg, il était composé de trois grands étages, bâtis sur un rez-de-chaussée surélevé de quelques marches.
Fandor retourna à l’Esplanade des Invalides et se promena quelque temps sous les arbres, surveillant les allées et venues du voisinage.
Soudain une automobile, une limousine fort élégante, s’arrêta devant la maison de M. de Naarboveck. Un homme d’un certain âge en descendit et s’engouffra sous un portail qui s’était ouvert dès l’approche de la voiture.
— Naarboveck, pensa Fandor. La voiture rentre, le patron ne sortira plus.
Peu après cette opinion était encore confirmée; le mécanicien ayant enlevé sa livrée sortit de l’hôtel et partit.
— Bon! observa Fandor, le «client» ne bougera pas de chez lui de toute la soirée!
Ensuite deux femmes, jeunes en apparence, qui entrèrent dans l’immeuble; puis vingt minutes s’écoulèrent.
Les pièces du premier étage jusqu’alors demeurées sombres s’illuminèrent successivement, l’hôtel sembla s’éveiller et Fandor allait se décider à sonner lorsqu’un taxi-auto amena devant la porte un quatrième personnage. Fandor s’approcha de celui-ci, au moment où il réglait sa course. C’était un jeune homme élégant, distingué, très blond, portant la moustache mince et longue à la gauloise. Ses attitudes trahissaient sa profession: un officier en civil, à n’en pas douter.
Fandor contourna l’immeuble une fois encore, il arrivait devant la façade de l’avenue de Latour-Maubourg, lorsqu’il vit un petit pâtissier s’introduire dans la maison.
Naarboveck habite seul avec sa fille, m’a dit M. Dupont (de l’Aube), se dit le journaliste, c’est donc qu’il reçoit du monde à dîner ce soir. Renonçant à son idée première: se présenter tout de suite au diplomate, Fandor décida après réflexion:
— Ma foi, je m’en vais dîner aussi. Autant leur donner une heure de répit.
Le journaliste savait, par expérience, combien il est mauvais d’interviewer les gens lorsqu’ils sont pressés, attendus, ou à jeun.
Fandor avisa un marchand de vins. Trois quarts d’heure après, Fandor sortait de la boutique, ayant mal dîné, mais complètement renseigné sur l’existence privée et publique du personnage chez lequel il allait se rendre. Il avait fait bavarder ses voisins, le patron de l’établissement; Fandor aurait pu dire à quelle heure se levait Naarboveck, quelles étaient ses habitudes, s’il faisait maigre le vendredi et le prix qu’il payait ses cigares.
* * *
— M. de Naarboveck, s’il vous plaît?
Neuf heures sonnaient, en effet.
— C’est ici qu’il demeure, monsieur, répondit le serviteur.
Fandor tendit sa carte, ainsi que la lettre de M. Dupont (de l’Aube).
— Voulez-vous passer ceci, demanda-t-il et me faire savoir si M. de Naarboveck peut me recevoir?
Le concierge invita le jeune homme à le suivre.
Ils gravirent les marches du perron, le portier sonna, un valet de pied en petite livrée se présenta aussitôt et prit des mains du portier la lettre et la carte destinées à M. de Naarboveck.
Le domestique, longuement épela le nom de Fandor gravé sur le bristol, regarda l’inconnu, espérant qu’il préciserait d’une parole le but de sa visite, mais Jérôme Fandor demeurait impassible et comme sa qualité de journaliste ne figurait point sur sa carte, le domestique en fut pour sa curiosité.
— Veuillez attendre un instant ici, fit le laquais d’un air assez aimable, je m’en vais aller voir si monsieur reçoit.
Fandor demeura seul dans un vaste hall aux meubles Renaissance où des tapisseries de haute lice déroulaient sur les murs leurs épopées grandioses en somptueux tableaux.
Le valet de pied revint en se hâtant.
— Si monsieur veut me suivre?
Débarrassé de son pardessus, Fandor obéit.
Une face du hall donnait sur un grand escalier à double révolution dont la pierre blanche, grisée par les ans, s’adoucissait d’un moelleux tapis et qu’ornait une merveilleuse rampe aux rinceaux délicats, œuvre de l’un des maîtres de la ferronnerie du dix-septième siècle.
Le domestique derrière lequel marchait le journaliste ouvrit une porte qui accédait dans un magnifique salon de réception peu meublé, mais du plus pur Louis XIV. Aux murs des glaces à petits panneaux reflétaient des toiles de maîtres, tableaux de famille d’une importante valeur artistique, d’une plus grande valeur encore de souvenir.
Cette pièce traversée, ils passaient encore par des salons d’un goût très sûr.
Fandor parvint enfin au fumoir où l’Empire était judicieusement mêlé aux meubles dont l’Angleterre nous enseigna le confort et dont le cuir fauve s’harmonisait à merveille avec le rouge de l’acajou vieilli aux bronzes hiératiques.
Le domestique lui indiqua un siège et disparut.
— Fichtre! pensa tout haut Fandor lorsqu’il fut seul, le gaillard est joliment bien installé. Faut croire que de faire de la diplomatie pour le compte du roi de Hesse-Weimar, ça vous nourrit son homme…
Mais le journaliste fut soudain interrompu dans ses réflexions. Une porte venait de s’ouvrir donnant passage à une jeune femme fort élégante.
Jérôme Fandor salua la jolie apparition.
— Asseyez-vous donc, monsieur.
— C’est sa fille, pensa Fandor, je suis fichu, le diplomate ne va pas me recevoir. Je le regrette dans un sens, mais de l’autre, cette délicieuse personne…
— Vous avez demandé, monsieur, commençait la jeune femme, à voir M. de Naarboveck. C’est, sans doute au sujet d’une interview. M. de Naarboveck a pour principe de ne jamais faire parler de lui dans les journaux, aussi ne serez-vous pas étonné…
Fandor se disait:
— J’en ai pour cinq minutes au moins à entendre cette gentille personne m’assurer que son père ne veut pas parler. Après quoi, il viendra lui-même, et me racontera tout ce que j’aurai besoin de savoir…
Fandor suivit donc d’une attention distraite le discours de la jeune personne. À un moment, il plaça:
— Monsieur votre père…
Mais son interlocutrice sourit, l’arrêta net:
— Pardon, monsieur, dit-elle, vous faites erreur: je ne suis pas M lleWilhelmine de Naarboveck, comme vous le supposez, mais bien plus modestement sa dame de compagnie. On m’appelle M lleBerthe…
— Bobinette! s’écria Fandor, presque malgré lui…
Il regrettait aussitôt cette interjection évidemment familière. La jeune femme ne s’en formalisa pas:
— On m’appelle en effet ainsi, monsieur… les intimes du moins, ajouta-t-elle avec une pointe malicieuse.
Fandor trouvait des phrases enjouées et correctes pour s’excuser:
Il fallait à toute force se faire séduisant, aimable; M. Dupont (de l’Aube) n’avait-il pas raconté à Fandor que la dernière venue chez le capitaine avant son étrange accident était précisément M lleBerthe, dite Bobinette? Pourquoi? Comment? À découvrir.
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