Эмиль Ажар - La vie devant soi
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- Название:La vie devant soi
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- Издательство:Mercure de France & Atelier Panik éd. numérique
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- Год:2013
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— Madame Rosa, c’est bien ici ?
Il faut toujours être prudent dans ces cas-là parce que les gens que vous connaissez pas ne grimpent pas six étages pour vous faire plaisir.
J’ai fait le con comme j’ai le droit à mon âge.
— Qui ?
— Madame Rosa.
J’ai réfléchi. Il faut toujours gagner du temps dans ces cas-là.
— C’est pas moi.
Il a soupiré, il a sorti un mouchoir, il s’est essuyé le front et après il a refait la même chose dans l’autre sens.
— Je suis un homme malade, dit-il. Je sors de l’hôpital où je suis resté onze ans. J’ai fait six étages sans la permission du médecin. Je viens ici pour voir mon fils avant de mourir, c’est mon droit, il y a des lois pour ça, même chez les sauvages. Je veux m’asseoir un moment, me reposer, voir mon fils, et c’est tout. Est-ce que c’est ici ? J’ai confié mon fils à Madame Rosa il y a onze ans de ça, j’ai un reçu.
Il a fouillé dans la poche de son pardessus et il m’a donné une feuille de papier crasseuse comme c’est pas possible. J’ai lu ce que j’ai pu grâce à Monsieur Hamil, à qui je dois tout. Sans lui, je ne serais rien. Reçu de Monsieur Kadir Yoûssef cinq cents francs d’avance pour le petit Mohammed, état musulman, le sept octobre 1956. Bon, j’ai eu un coup, mais on était en 70, j’ai vite fait le compte, ça faisait quatorze ans, ça pouvait pas être moi. Madame Rosa a dû avoir des chiées de Mohammeds, à Belleville, c’est pas ce qui manque.
— Attendez, je vais voir.
Je suis allé dire à Madame Rosa qu’il y avait là un mec avec une sale gueule qui venait chercher s’il avait un fils et elle a tout de suite eu une peur bleue.
— Mon Dieu, Momo, mais il n’y a que toi et Moïse.
— Alors, c’est Moïse, que je lui ai dit, parce que c’était lui ou moi, c’est la légitime défense.
Moïse roupillait à côté. Il roupillait plus que n’importe qui j’ai jamais connu parmi les mecs qui roupillent.
— C’est peut-être pour faire chanter la mère, dit Madame Rosa. Bon, on va voir. Les maquereaux, c’est pas ça qui me fera peur. Il peut bien prouver. J’ai des faux papiers en règle. Fais-le voir. S’il fait le dur, tu vas chercher Monsieur N’Da.
J’ai fait entrer le type. Madame Rosa avait des bigoudis sur les trois cheveux qui lui restaient, elle était maquillée, elle portait son kimono japonais rouge et quand le gars l’a vue, il s’est tout de suite assis sur le bord d’une chaise et il avait les genoux qui tremblaient. Je voyais bien que Madame Rosa tremblait elle aussi, mais à cause de son poids, les tremblements se voyaient moins chez elle, parce qu’ils n’avaient pas la force de la soulever. Mais elle a des yeux bruns d’une très jolie couleur, quand on ne fait pas attention au reste. Le monsieur était assis avec son chapeau sur les genoux au bord de la chaise, en face de Madame Rosa qui trônait dans son fauteuil et moi je me tenais le dos contre la fenêtre pour qu’il me voie moins, car on sait jamais. Je lui ressemblais pas du tout, à ce type, mais j’ai une règle en or dans la vie, c’est qu’il faut pas prendre de risques. Surtout qu’il s’est tourné vers moi et il m’a regardé attentivement comme s’il cherchait un nez qu’il avait perdu. On se taisait tous, parce que personne ne voulait commencer, tellement on avait tous peur. Je suis même allé chercher Moïse, car ce type-là avait un reçu en bonne et due forme et il fallait quand même le fournir.
— Alors, vous désirez ?
— Je vous ai confié mon fils il y a onze ans, Madame, dit le mec, et il devait faire des efforts même pour parler, car il n’arrêtait pas de reprendre son souffle. Je n’ai pas pu vous faire signe de vie plus tôt, j’étais enfermé à l’hôpital. Je n’avais même plus votre nom et adresse, on m’avait tout pris, quand on m’a enfermé. Votre reçu était chez le frère de ma pauvre femme, qui est morte tragiquement, comme vous n’êtes pas sans ignorer. On m’a laissé sortir ce matin, j’ai retrouvé le reçu et je suis venu. Je m’appelle Kadir Yoûssef, et je viens voir mon fils Mohammed. Je veux lui dire bonjour.
Madame Rosa avait toute sa tête à elle ce jour-là, et c’est ce qui nous a sauvés.
Je voyais bien qu’elle avait pâli mais il fallait la connaître, car avec son maquillage, on voyait que du rouge et du bleu. Elle a mis ses lunettes, ce qui lui allait toujours mieux que rien, et elle a regardé le reçu.
— Comment déjà, vous dites ? Le mec a failli pleurer.
— Madame, je suis un homme malade.
— Qui ne l’est pas, qui ne l’est pas, a dit Madame Rosa pieusement, et elle a même levé les yeux au ciel comme pour le remercier.
— Madame, mon nom est Kadir Yoûssef, Youyou pour les infirmiers. Je suis resté onze ans psychiatrique, après cette tragédie dans les journaux dont je suis entièrement irresponsable.
J’ai brusquement pensé que Madame Rosa demandait tout le temps au docteur Katz si je n’étais pas psychiatrique, moi aussi. Ou héréditaire. Enfin, je m’en foutais, c’était pas moi. J’avais dix ans, pas quatorze. Merde.
— Et votre fils s’appelait comment, déjà ?
— Mohammed.
Madame Rosa l’a fixé du regard tellement que j’ai même eu encore plus peur.
— Et le nom de la mère, vous vous en souvenez ?
Là, j’ai cru que ce type allait mourir. Il est devenu vert, sa mâchoire s’est affaissée, ses genoux sursautaient, il avait des larmes qui sont sorties.
— Madame, vous savez bien que j’étais irresponsable. J’ai été reconnu et certifié comme tel. Si ma main a fait ça, je n’y suis pour rien. On n’a pas trouvé de syphilis chez moi, mais les infirmiers disent que tous les Arabes sont syphilitiques. J’ai fait ça dans un moment de folie, Dieu ait son âme. Je suis devenu très pieux. Je prie pour son âme à chaque heure qui passe. Elle en a besoin, dans le métier qu’elle faisait. J’avais agi dans une crise de jalousie. Vous pensez, elle se faisait jusqu’à vingt passes par jour. J’ai fini par devenir jaloux et je l’ai tuée, je sais. Mais je ne suis pas responsable. J’ai été reconnu par les meilleurs médecins français. Je ne me souvenais même de rien, après. Je l’aimais à la folie. Je ne pouvais pas vivre sans elle.
Madame Rosa a ricané. Je ne l’ai jamais vue ricaner comme ça. C’était quelque chose… Non, je ne peux pas vous dire ça. Ça m’a glacé les fesses.
— Bien sûr que vous ne pouviez pas vivre sans elle, Monsieur Kadir. Aïcha vous rapportait cent mille balles par jour depuis des années. Vous l’avez tuée pour qu’elle vous rapporte plus.
Le type a poussé un petit cri et puis il s’est mis à pleurer. C’était la première fois que je voyais un Arabe pleurer, à part moi. J’ai même eu pitié, tellement je m’en foutais.
Madame Rosa s’est radoucie d’un seul coup. Ça lui faisait plaisir de lui avoir coupé les couilles, à ce mec. Elle devait sentir qu’elle était encore une femme, quoi.
— Et à part ça, ça va, Monsieur Kadir ?
Le type s’est essuyé dans son poing. Il avait même plus la force de chercher son mouchoir, c’était trop loin.
— Ça va, Madame Rosa. Je vais bientôt mourir. Le cœur.
— Mazel tov, dit Madame Rosa, avec bonté, ce qui veut dire en juif je vous félicite.
— Merci, Madame Rosa. Je voudrais voir mon fils, s’il vous plaît.
— Vous me devez trois ans de pension, Monsieur Kadir. Il y a onze ans que vous ne nous avez donné signe de vie.
Le type a fait un petit bond sur sa chaise.
— Signe de vie, signe de vie, signe de vie ! chanta-t-il, les yeux levés au ciel, où on nous attend tous. Signe de vie !
On ne peut pas dire qu’il parlait comme ce mot l’exige, et il sautillait à chaque prononciation sur sa chaise, comme si on lui bottait les fesses sans aucune estime.
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