— C’est l’écriture de votre frère ?
— Oui, ce sont des indications pour la taille des rosiers… Il s’occupait aussi des rosiers chez Stern. Je ne sais pas pourquoi je l’ai gardé.
— Pourrais-je l’emporter ? demanda Gahalowood.
— L’emporter ? Oui, bien sûr. Mais je crains que ce ne soit pas très intéressant pour votre enquête. Je l’ai parcouru : ce n’est qu’un guide de jardinage.
Gahalowood acquiesça.
— Vous comprenez, dit-il, il faudrait que je puisse faire expertiser l’écriture de votre frère.
“Frappez ce sac, Marcus. Frappez-le comme si toute votre vie en dépendait. Vous devez boxer comme vous écrivez et écrire comme vous boxez : vous devez donner tout ce que vous avez en vous parce que chaque match, comme chaque livre, est peut-être le dernier.”
L’été 2008 fut un été très calme en Amérique. La bataille pour les tickets présidentiels s’était terminée à la fin juin, lorsque les démocrates, au cours de la convention du Montana, avaient désigné Barack Obama comme leur candidat, tandis que les républicains, eux, avaient plébiscité John McCain depuis février déjà. L’heure était désormais au rassemblement des forces partisanes : les prochains rendez-vous d’importance n’auraient lieu qu’à partir de la fin août avec les conventions nationales des deux grands partis historiques du pays, qui y introniseraient officiellement leur candidat à la Maison-Blanche.
Ce calme relatif avant la tempête électorale qui mènerait jusqu’à l’Election Day du 4 novembre laissait à l’affaire Harry Quebert la première place dans les médias, engendrant une agitation sans précédent au sein de l’opinion publique. Il y avait les « pro-Quebert », les « anti-Quebert », les adeptes de la théorie du complot ou encore ceux qui pensaient que sa libération sous caution n’était due qu’à un accord financier avec le père Kellergan. Depuis la publication de mes feuillets par la presse, mon livre était en outre sur toutes les lèvres ; tout le monde ne parlait plus que du « nouveau Goldman qui sortira cet automne ». Elijah Stern, bien que son nom ne soit pas directement mentionné dans les feuillets, avait déposé une plainte pour diffamation afin d’en empêcher la publication. Quant à David Kellergan, il avait également fait part de son intention de saisir les tribunaux, se défendant vigoureusement des allégations de maltraitance sur sa fille. Et au milieu de ce battage, deux personnes se réjouissaient tout particulièrement : Barnaski et Roth.
Roy Barnaski, qui avait déployé ses équipes d’avocats new-yorkais jusque dans le New Hampshire pour parer à tout imbroglio juridique susceptible de retarder la parution du livre, jubilait : les fuites, dont il ne faisait plus de doute qu’il les avait lui-même orchestrées, lui garantissaient des ventes exceptionnelles et lui permettaient d’occuper le terrain médiatique. Il considérait que sa stratégie n’était ni pire ni meilleure que celle des autres, que le monde des livres était passé du noble art de l’imprimerie à la folie capitaliste du xxie siècle, que désormais un livre devait être écrit pour être vendu, que pour vendre un livre il fallait qu’on en parle, et que pour qu’on en parle il fallait s’approprier un espace qui, si on ne le prenait pas soi-même par la force, serait pris par les autres. Manger ou être mangé.
Du côté de la justice, il faisait peu de doute que le dossier pénal allait bientôt s’effondrer. Benjamin Roth était en passe de devenir l’avocat de l’année et d’accéder à la notoriété nationale. Il acceptait toutes les demandes d’interviews et passait le plus clair de son temps dans les studios des télévisions et des radios locales. Tout, pourvu qu’on parle de lui. « Imaginez-vous, je peux facturer 1 000 dollars de l’heure maintenant, me dit-il. Et à chaque fois que je passe dans le journal, je rajoute dix dollars à mes tarifs horaires pour mes prochains clients. Les journaux, peu importe ce que vous y dites, l’important est d’y être. Les gens se souviennent d’avoir vu votre photo dans le New York Times, ils ne se souviennent jamais de ce que vous y racontiez. » Roth avait attendu toute sa carrière que tombe l’affaire du siècle, et il l’avait trouvée. Désormais sous le feu des projecteurs, il servait à la presse tout ce qu’elle voulait entendre : il parlait du Chef Pratt, d’Elijah Stern, il répétait à l’envi que Nola était une fille troublante, sans doute une manipulatrice, et que Harry était finalement la véritable victime de l’affaire. Pour exciter l’audience, il se mit même à sous-entendre, détails imaginaires à l’appui, que la moitié de la ville d’Aurora avait eu intimement affaire à Nola, si bien que je dus l’appeler pour une mise au point.
— Il faut que vous arrêtiez avec vos racontars pornographiques, Benjamin. Vous êtes en train de salir tout le monde.
— Mais justement, Marcus, au fond, mon boulot n’est pas tant de laver l’honneur de Harry que de montrer combien l’honneur des autres était sale et dégueulasse. Et s’il doit y avoir un procès, je ferai témoigner Pratt, je convoquerai Stern, je ferai appeler tous les hommes d’Aurora à la barre pour qu’ils expient publiquement leurs péchés charnels avec la petite Kellergan. Et je prouverai que ce pauvre Harry n’a eu finalement que le tort de s’être laissé séduire par une femme perverse, comme tant d’autres avant lui.
— Mais qu’est-ce que vous racontez ? m’emportai-je. Il n’a jamais été question de cela !
— Allons, mon ami, appelons un chat un chat. Cette gamine, c’était une salope.
— Vous êtes affligeant, lui répondis-je.
— Affligeant ? Mais je ne fais que reprendre ce que vous dites dans votre bouquin, non ?
— Justement non, et vous le savez très bien ! Nola n’avait rien de tapageur, ni de provocateur. Son histoire avec Harry, c’est une histoire d’amour !
— L’amour, l’amour, toujours l’amour ! Mais l’amour, ça ne veut rien dire, Goldman ! L’amour, c’est une combine que les hommes ont inventée pour ne pas avoir à faire leur lessive !
Le bureau du procureur était mis sur la sellette par la presse et l’atmosphère s’en ressentait dans les locaux de la brigade criminelle de la police d’État : la rumeur voulait que le gouverneur en personne, au cours d’une réunion tripartite, ait sommé la police de régler l’affaire dans les plus brefs délais. Depuis les révélations de Sylla Mitchell, Gahalowood commençait à y voir plus clair dans l’enquête ; les éléments convergeaient de plus en plus vers Luther, et il comptait beaucoup sur les résultats de l’analyse graphologique du carnet pour confirmer son intuition. En attendant, il avait besoin d’en apprendre plus, notamment sur les errances de Luther à Aurora. C’est ainsi que le dimanche 20 juillet, nous retrouvâmes Travis Dawn pour qu’il nous raconte ce qu’il savait à ce propos.
Comme je ne me sentais pas encore prêt à retourner au centre-ville d’Aurora, Travis accepta de nous retrouver dans un restoroute proche de Montburry. Je m’attendais à être mal reçu, à cause de ce que j’avais écrit à propos de Jenny, mais il fit montre de beaucoup de gentillesse à mon égard.
— Je suis désolé pour ces fuites, lui dis-je. C’étaient des notes personnelles, rien de tout ceci n’aurait dû paraître.
— Je ne peux pas t’en vouloir, Marc…
— Tu pourrais…
— Tu ne fais que raconter la vérité. Je sais bien que Jenny en pinçait pour Quebert… Je voyais bien à l’époque comment elle le regardait… Au contraire, je crois que ton enquête tient la route, Marcus… Du moins en est-ce la preuve. À propos de l’enquête : quoi de neuf, justement ?
Читать дальше