— Non. Il m’a quittée pour elle.
— Vous regrettez de ne pas avoir agi ?
— Tous les jours.
— Donc je devrais agir. C’est ce que vous essayez de me dire ?
— Oui. Agissez, Marcus. Ne soyez pas une pauvre gourde trompée de mon espèce.
Je souris.
— Vous êtes tout, sauf une gourde, Denise.
— Marcus, que s’est-il passé la semaine dernière ? Qu’avez-vous découvert ?
*
5 jours plus tôt
Le 31 octobre, le professeur Gideon Alkanor, l’un des grands spécialistes en pédopsychiatrie de la côte Est et que Gahalowood connaissait bien, confirma ce qui était désormais une évidence : Nola souffrait de troubles psychiatriques importants.
Le lendemain de notre retour de Jackson, Gahalowood et moi descendîmes en voiture jusqu’à Boston, où Alkanor nous reçut dans son bureau du Children’s Hospital. Sur la base des éléments qui lui avaient préalablement été transmis, il considéra que l’on pouvait établir un diagnostic de psychose infantile.
— En gros, qu’est-ce que ça veut dire ? trépigna Gahalowood.
Alkanor retira ses lunettes et en nettoya les verres lentement, comme pour réfléchir à ce qu’il allait dire. Il finit par se tourner vers moi :
— Ça veut dire que je crois que vous avez raison, Monsieur Goldman. J’ai lu votre livre, il y a quelques semaines. À la lumière de ce que vous décrivez et des éléments que m’a rapportés Perry, je dirais que Nola perdait parfois pied avec la réalité. C’est probablement dans un de ces moments de crise, qu’elle a mis le feu à la chambre de sa mère. Cette nuit du 30 août 1969, Nola voit son rapport à la réalité faussé : elle veut tuer sa mère mais à ce moment précis, pour elle tuer ne signifie rien. Elle accomplit un geste dont elle n’a pas conscience de la portée. À ce premier épisode traumatique, s’ajoute ensuite celui de l’exorcisme dont le souvenir pouvait parfaitement être le déclencheur de crises de dédoublement de personnalité où Nola devient la mère qu’elle a elle-même tuée. Et c’est là que tout se complique : lorsque Nola perdait pied avec la réalité, le souvenir de la mère et de son acte venait la hanter.
Je restai stupéfait un instant.
— Alors vous voulez dire que…
Alkanor acquiesça de la tête avant que je n’aie pu finir ma phrase et dit :
— Nola se battait elle-même lors de moments de décompensation.
— Mais qu’est-ce qui peut produire ces crises ? demanda Gahalowood.
— Probablement des variations émotionnelles importantes : un épisode de stress, une grande tristesse. Ce que vous décrivez dans votre livre, Monsieur Goldman : la rencontre avec Harry Quebert, dont elle tombe éperdument amoureuse, puis le rejet par celui-ci, qui la pousse même à essayer de se suicider. On est dans un schéma presque « classique », je dirais. Lorsque les émotions s’emballent, elle décompense. Et lorsqu’elle décompense, elle voit arriver sa mère, qui vient la punir de ce qu’elle lui a fait.
Pendant toutes ces années, Nola et sa mère n’avaient fait qu’un. Il nous en fallait la confirmation par le père Kellergan et le samedi 1 ernovembre 2008, nous nous rendîmes en délégation au 245 Terrace Avenue : il y avait Gahalowood, moi, et Travis Dawn, que nous avions informé de ce que nous avions appris en Alabama et dont Gahalowood avait demandé la présence pour rassurer David Kellergan.
Lorsque ce dernier nous trouva devant sa porte, il déclara d’emblée :
— Je n’ai rien à vous dire. Ni à vous, ni à personne.
— C’est moi qui ai des choses à vous dire, expliqua calmement Gahalowood. Je sais ce qui s’est passé en Alabama en mars 1969. Je sais pour l’incendie, je sais tout.
— Vous ne savez rien.
— Tu devrais les écouter, dit Travis. Laisse-nous donc entrer, David. Nous serions mieux à l’intérieur pour discuter.
David Kellergan finit par céder ; il nous fit entrer et nous guida vers la cuisine. Il se servit une tasse de café, ne nous en proposa pas et s’assit à la table. Gahalowood et Travis s’installèrent face à lui et je restai debout, en retrait.
— Alors quoi ? demanda Kellergan.
— Je suis allé à Jackson, répondit Gahalowood. J’ai parlé au pasteur Jeremy Lewis. Je sais ce qu’a fait Nola.
— Taisez-vous !
— Elle souffrait de psychose infantile. Elle était sujette à des crises de schizophrénie. Le 30 août 1969, elle a mis le feu à la chambre de sa mère.
— Non ! hurla David Kellergan. Vous mentez !
— Ce soir-là, vous avez trouvé Nola qui chantait sous le porche. Vous avez fini par comprendre ce qui s’était passé. Et vous l’avez exorcisée. En pensant lui faire du bien. Mais ça a été une catastrophe. Elle s’est mise à être sujette à des épisodes de dédoublement de personnalité pendant lesquels elle essayait de se punir elle-même. Alors vous avez fui loin de l’Alabama, vous avez traversé le pays en espérant laisser les fantômes derrière vous, mais le fantôme de votre femme vous a poursuivi parce qu’elle existait toujours dans la tête de Nola.
Une larme roula sur sa joue.
— Elle avait parfois des crises, s’étrangla-t-il. Je ne pouvais rien faire. Elle se battait elle-même. Elle était la fille et la mère. Elle se donnait des coups, puis elle se suppliait elle-même d’arrêter.
— Alors vous mettiez la musique et vous vous enfermiez dans le garage, parce que c’était insupportable.
— Oui ! Oui ! Insupportable ! Mais je ne savais que faire. Ma fille, ma fille chérie, elle était tellement malade.
Il se mit à sangloter. Travis le regardait, épouvanté par ce qu’il était en train de découvrir.
— Pourquoi ne pas l’avoir fait soigner ? demanda Gahalowood.
— J’avais peur qu’on me l’enlève. Qu’on l’enferme ! Et puis avec le temps, les crises s’espaçaient. Il me sembla même, durant quelques années, que le souvenir de l’incendie s’estompait et j’ai même été jusqu’à penser que ces épisodes disparaîtraient complètement. C’est allé de mieux en mieux. Jusqu’à l’été 1975. Soudain, sans que je comprenne pourquoi, elle a été de nouveau sujette à des séries de crises violentes.
— À cause de Harry, dit Gahalowood. La rencontre avec Harry a été un trop-plein d’émotions pour elle.
— Ce fut un été épouvantable, dit le père Kellergan. Je sentais venir les crises. Je pouvais presque les prédire. C’était atroce. Elle s’infligeait des coups de règle sur les doigts et sur les seins. Elle remplissait un bac d’eau et plongeait la tête dedans, en suppliant sa mère d’arrêter. Et sa mère, par sa propre voix, la traitait de tous les noms.
— Ces noyades, c’est ce que vous lui aviez vous-même fait subir ?
— Jeremy Lewis jurait qu’il n’y avait que ça à faire ! On m’avait dit que Lewis se prétendait exorciste, mais nous n’en avions jamais parlé ensemble. Et puis soudain, le voilà qui décrète que le Malin avait pris possession du corps de Nola et qu’il fallait l’en délivrer. J’ai accepté uniquement pour qu’il ne dénonce pas Nola à la police. Jeremy était complètement fou, mais qu’aurais-je pu faire d’autre ? Je n’avais pas le choix… Ils mettent les enfants en prison dans ce pays !
— Et les fugues ? demanda Gahalowood.
— Il lui est arrivé de fuguer. Une fois, pendant toute une semaine. Je me rappelle, c’était à la toute fin juillet 1975. Que devais-je faire ? Appeler la police ? Pour leur dire quoi ? Que ma fille sombrait dans la folie ? Je m’étais dit que j’attendrais la fin de la semaine avant de donner l’alerte. J’ai passé une semaine à la chercher partout, nuit et jour. Et puis elle est revenue.
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