Elle nous montra les photos : une fête d’anniversaire à laquelle Nola participait également. C’était l’année 1973. Elle reprit :
— Nola et moi, nous étions très proches. C’était une fille adorable. Tout le monde l’aimait à Aurora. Sans doute parce que les gens étaient touchés par l’image qu’elle et son père renvoyaient : le gentil pasteur veuf et sa fille dévouée, toujours souriants, jamais à se plaindre. Je me rappelle que lorsque je faisais des caprices, il arrivait à ma mère de me dire : « Prends exemple sur la petite Nola ! La pauvre, le Bon Dieu lui a repris sa mère, et pourtant elle est toujours aimable et reconnaissante. »
— Bon sang, dis-je, comment n’ai-je pas compris que sa mère était morte ? Et vous dites que vous avez aimé le livre ? Vous avez surtout dû vous demander quel genre d’écrivain de pacotille j’étais !
— Mais pas du tout. Au contraire justement ! J’ai même pensé que c’était voulu de votre part. Parce que j’ai vécu ça avec Nola.
— Comment ça, vous avez vécu ça ?
— Un jour, il s’est passé quelque chose de très étrange. Un événement qui m’a conduite à m’éloigner de Nola.
*
Mars 1973
Les parents Hendorf tenaient le magasin général de la rue principale. Parfois, après l’école, Stefanie y emmenait Nola et, en cachette, elles allaient se gaver de bonbons dans la réserve. C’est ce qu’elles firent cet après-midi-là : cachées derrière des sacs de farine, elles avalèrent des fruits en gomme jusqu’à en avoir mal au ventre et elles riaient, la main sur la bouche pour qu’on ne les entende pas. Mais soudain, Stefanie remarqua que quelque chose n’allait pas chez Nola. Son regard avait changé, elle n’écoutait plus.
— Nol’, ça va ? demanda Stefanie.
Aucune réponse. Stefanie répéta sa question et finalement, Nola lui dit :
— Je… je… dois rentrer.
— Déjà ? Mais pourquoi ?
— Maman veut que je rentre.
Stefanie crut mal comprendre.
— Hein ? Ta mère ?
Nola se leva, paniquée. Elle répéta :
— Je dois partir !
— Mais… Nola ! Ta mère est morte !
Nola se dirigea précipitamment vers la porte de la réserve, et comme Stefanie essayait de la retenir par le bras, elle fit volte-face et l’agrippa par sa robe.
— Ma mère ! hurla-t-elle, terrifiée. Tu ne sais pas ce qu’elle va me faire ! Quand je suis méchante, je suis punie !
Et elle s’enfuit en courant.
Stefanie resta interdite de longues minutes. Le soir, chez elle, elle rapporta la scène à sa mère, mais Madame Hendorf n’en crut pas un mot. Elle lui caressa la tête avec tendresse.
— Je ne sais pas où tu vas chercher toutes ces histoires, ma chérie. Allons, cesse de dire des bêtises et va te laver les mains. Ton père vient de rentrer et il a faim : nous allons passer à table.
Le lendemain, à l’école, Nola avait semblé paisible et avait fait mine de rien. Stefanie n’osa pas mentionner l’épisode de la veille. Tracassée, elle avait fini par en parler directement au révérend Kellergan, une dizaine de jours plus tard. Elle alla le trouver dans son bureau de la paroisse où il l’accueillit très gentiment, comme toujours. Il lui offrit un sirop, puis l’écouta attentivement, pensant qu’elle venait le trouver en sa qualité de pasteur. Mais lorsqu’elle lui raconta ce à quoi elle avait assisté, il ne la crut pas non plus.
— Tu as dû mal entendre, lui dit-il.
— Je sais que ça paraît fou, révérend. Mais c’est pourtant la vérité.
— Enfin, ça n’a pas de sens. Pourquoi Nola te raconterait-elle ce genre de sornettes ? Ne sais-tu pas que sa mère est morte ? Tu veux nous faire de la peine à tous, c’est ça ?
— Non, mais…
David Kellergan voulut clore la conversation, mais Stefanie insista. Le visage du révérend changea soudain, elle ne l’avait jamais vu ainsi : pour la première fois, le chaleureux pasteur avait un visage sombre et presque effrayant.
— Je ne veux plus t’entendre parler de cette histoire ! lui intima-t-il. Ni à moi, ni à personne, tu m’entends ? Sinon j’irai dire à tes parents que tu es une petite menteuse. Et je dirai que je t’ai surprise en train de voler au temple. Je dirai que tu m’as volé cinquante dollars. Tu ne veux pas avoir de sérieux ennuis, non ? Alors sois une gentille fille.
*
Stefanie interrompit son récit. Elle joua un instant avec les photos avant de se tourner vers moi.
— Alors je n’en ai plus jamais parlé, dit-elle. Mais je n’ai jamais oublié cet épisode. Au fil des années, j’en suis venue à me persuader que j’avais dû mal entendre, mal comprendre, et qu’il ne s’était rien passé de tel. Et voilà que sort votre livre et que j’y retrouve cette mère abusive et bien vivante. Je ne peux pas vous dire ce que ça m’a fait ; vous avez un talent fou, Monsieur Goldman. Il y a quelques jours, lorsque les journaux ont commencé à dire que vous racontiez n’importe quoi, je me suis dit qu’il fallait que je vous contacte. Parce que je sais que vous dites la vérité.
— Mais quelle vérité ? m’écriai-je. La mère est morte depuis toujours.
— Je le sais bien. Mais je sais aussi que vous avez raison.
— Est-ce que vous pensez que Nola était battue par son père ?
— C’est ce qui se disait en tout cas. À l’école, on remarquait toutes les traces sur son corps. Mais qui allait s’élever contre notre révérend ? À Aurora, en 1975, on ne se mêlait pas des affaires des autres. Et puis c’était une autre époque. Tout le monde recevait une claque de temps en temps.
— Auriez-vous d’autres éléments qui vous viennent à l’esprit ? demandai-je encore. Par rapport à Nola, ou au livre ?
Elle prit un instant de réflexion.
— Non, répondit-elle. Si ce n’est que c’est presque… amusant de découvrir après toutes ces années que c’était de Harry Quebert que Nola était amoureuse.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous savez, j’étais une enfant si naïve. Après l’épisode du square, j’ai moins fréquenté Nola. Mais l’été de sa disparition, je l’ai recroisée régulièrement. Durant cet été 1975, j’ai pas mal travaillé dans le magasin de mes parents, situé face au bureau de poste de l’époque. Et figurez-vous que je n’ai pas arrêté de croiser Nola. Elle allait poster des lettres. Je l’ai su, parce qu’à force de la voir passer devant le magasin, je l’ai questionnée. Un jour, elle a fini par lâcher le morceau. Elle m’a dit qu’elle était folle amoureuse de quelqu’un et qu’ils correspondaient. Elle n’a jamais voulu me dire de qui il s’agissait. Je pensais que c’était Cody, un type de seconde, membre de l’équipe de basket. Je n’ai jamais réussi à voir le nom du destinataire, mais une fois j’ai aperçu que c’était à Aurora. Je m’étais demandé quel était l’intérêt d’écrire à quelqu’un habitant Aurora depuis Aurora.
Lorsque nous sortîmes de chez Stefanie Larjinjiak, Gahalowood me regarda avec de grands yeux circonspects. Il dit :
— Mais qu’est-ce qui est en train de se passer, l’écrivain ?
— J’allais vous poser la question, sergent. Selon vous, que devons-nous faire à présent ?
— Ce que nous aurions dû faire il y a longtemps : aller à Jackson, Alabama. Vous aviez posé la bonne question depuis toujours, l’écrivain : que s’est-il passé en Alabama ?
“Lorsque vous arrivez en fin de livre, Marcus, offrez à votre lecteur un rebondissement de dernière minute.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Mais parce qu’il faut garder le lecteur en haleine jusqu’au bout. C’est comme quand vous jouez aux cartes : vous devez garder quelques atouts pour la fin.”
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