Une fois rassasiés, saouls de tout ce jus et de toute cette pulpe, le souffle court et le ventre rond, nous nous sommes enfoncés tous les cinq au fond des vieux sièges poussiéreux du Combi Volkswagen, la tête basculée en arrière. Nos mains étaient poisseuses, nos ongles noirs, nos rires faciles et nos cœurs sucrés. C’était le repos des cueilleurs de mangues.
– Ça vous dit d’aller jouer dans la rivière Muha ? a lancé Armand.
— Nan, je préfère aller pêcher au Cercle nautique ! a dit Gino.
— Pourquoi pas une partie de foot sur le terrain du Lycée international ? ont rétorqué les jumeaux.
— Et pourquoi on irait pas chez le petit Suisse jouer à l’Atari ? j’ai dit.
— Oublie, c’est un con ! Il fait payer cinq cents balles la partie de Pac-Man !
Nous avons fini par descendre la rivière Muha à pied jusqu’au Cercle nautique. Une vraie expédition. À un moment donné, nous sommes tombés sur une cascade qui a bien failli emporter les jumeaux. Avec la saison des pluies, le courant était puissant. Devant le Cercle nautique, nous avons fabriqué nos propres cannes à pêche avec des roseaux de bambous, et nous avons acheté des asticots et de la farine pour appâter les poissons. Le vendeur était un Omanais du quartier asiatique qui traînait toujours sur la plage. Les gens l’appelaient Ninja parce qu’il passait son temps à faire des mouvements de karaté dans le vide et à crier comme s’il se battait contre des milliers d’ennemis invisibles. Les adultes disaient qu’il était fou, avec ses katas. Nous, les enfants, on aimait bien, on trouvait ça plus normal que bien des choses que font les adultes, comme organiser des défilés militaires, vaporiser du déodorant sous les bras, porter des cravates quand il fait chaud, boire des bières toute la nuit assis dans le noir ou écouter ces interminables chansons de rumba zaïroise.
Nous nous sommes installés sur la berge, devant le restaurant du Cercle, à quelques mètres d’un groupe d’hippopotames en pleins ébats amoureux. Le vent soufflait fort, les vagues moutonnaient sur le lac, l’écume au pied des rochers ressemblait à de la mousse de savon. Gino s’est mis à uriner dans l’eau. Il voulait lancer le concours du jet le plus long. Mais personne n’avait envie de jouer. Les jumeaux se remettaient à peine de leur circoncision, Armand était du genre pudique concernant cette partie du corps, et moi, voyant que les autres ne suivaient pas, je me suis dégonflé.
— Bande de poules mouillées, banc de poissons puceaux, bouts de viande de chèvre avariée !
— On t’emmerde, Gino, t’as qu’à pisser jusqu’au Zaïre, Mobutu t’enverra la BSP pour te couper les couilles.
— Moi, c’est celles de Francis que je vais couper si je le vois encore traîner dans notre zone, a dit Gino, tout en continuant de se soulager le plus loin possible.
— C’est reparti ! Ça faisait longtemps que tu n’avais pas parlé de lui. On va finir par croire que tu as le béguin.
— Kinanira, c’est chez nous ! Je vais lui faire sa fête à ce fils de prépuce ! a-t-il crié en ouvrant grand les bras, face au vent.
— Arrête de crâner, tu ne lui feras rien. T’as qu’une grande gueule de gavial !
Francis était un vieux, dans les treize-quatorze ans. C’était le pire ennemi de Gino et de notre bande. Sauf que Francis était plus fort que nous cinq réunis. Il n’était pourtant pas costaud, bien au contraire, il ressemblait à un fil de fer. Sec comme du bois mort. Mais il paraissait invincible. Ses bras et ses jambes étaient comme des lianes raturées de cicatrices et de brûlures. À certains endroits, on aurait dit qu’il avait des plaques de fer sous la peau, qui le rendaient insensible à la douleur. Un jour, il nous avait attrapés, Armand et moi, pour nous racketter les chewing-gums Jojo qu’on venait de se payer au kiosque. Je lui avais balancé un sacré coup de pied dans le tibia pour me dégager et il n’avait pas bronché. Ça m’avait scotché.
Francis vivait avec un vieil oncle, devant le pont Muha, à seulement une rue et demie de l’impasse, dans une maison lugubre recouverte de lichen. La rivière coulait au fond de son jardin, marron et visqueuse comme un python de Seba. On se cachait dans le caniveau quand on passait devant chez lui. Il nous détestait, disait qu’on était des gosses de riches, avec papa-maman et le petit goûter à quatre heures. Ça faisait enrager Gino, qui rêvait d’être reconnu comme le plus grand lascar de Bujumbura. Francis racontait qu’il était un ancien mayibobo , un gosse des rues, et qu’il connaissait personnellement les gangs de Ngagara et de Bwiza, ceux qu’on appelait les « Sans Échec » et les « Sans Défaite » et dont on parlait depuis quelque temps dans le journal car ils rançonnaient les honnêtes citoyens.
Je n’osais pas le dire aux autres mais j’avais peur de Francis. Je n’aimais pas trop quand Gino insistait sur la bagarre et la baston pour protéger l’impasse parce que je voyais bien que les copains étaient de plus en plus motivés par ce qu’il racontait. Moi aussi, je l’étais un peu, mais je préférais quand on fabriquait des bateaux avec des troncs de bananiers pour descendre la Muha, ou quand on observait aux jumelles les oiseaux dans les champs de maïs derrière le Lycée international, ou encore quand on construisait des cabanes dans les ficus du quartier et qu’on vivait des tas de péripéties d’Indiens et de Far West. On connaissait tous les recoins de l’impasse et on voulait y rester pour la vie entière, tous les cinq, ensemble.
J’ai beau chercher, je ne me souviens pas du moment où l’on s’est mis à penser différemment. À considérer que, dorénavant, il y aurait nous d’un côté et, de l’autre, des ennemis, comme Francis. J’ai beau retourner mes souvenirs dans tous les sens, je ne parviens pas à me rappeler clairement l’instant où nous avons décidé de ne plus nous contenter de partager le peu que nous avions et de cesser d’avoir confiance, de voir l’autre comme un danger, de créer cette frontière invisible avec le monde extérieur en faisant de notre quartier une forteresse et de notre impasse un enclos.
Je me demande encore quand, les copains et moi, nous avons commencé à avoir peur.
Rien n’est plus doux que ce moment où le soleil décline derrière la crête des montagnes. Le crépuscule apporte la fraîcheur du soir et des lumières chaudes qui évoluent à chaque minute. À cette heure-ci, le rythme change. Les gens rentrent tranquillement du travail, les gardiens de nuit prennent leur service, les voisins s’installent devant leur portail. C’est le silence avant l’arrivée des crapauds et des criquets. Souvent le moment idéal pour une partie de football, pour s’asseoir avec un ami sur le muret au-dessus du caniveau, écouter la radio l’oreille collée au poste ou rendre visite à un voisin.
Les après-midi d’ennui finissent enfin par expirer à petits pas fuyants et c’est dans cet intervalle, dans ces instants épuisés, que je retrouvais Gino devant son garage, sous le frangipanier odorant, et qu’on s’allongeait tous les deux sur la natte du zamu , le veilleur de nuit. On écoutait les nouvelles du front sur le petit poste grésillant. Gino ajustait l’antenne pour atténuer la friture. Il me traduisait chaque phrase, y mettait tout son cœur.
La guerre au Rwanda avait recommencé depuis quelques jours. Pacifique avait fini par prendre son barda et laisser sa guitare derrière lui. Le FPR était en route pour nous rendre notre liberté, claironnait Gino. Il pestait d’être assis là à ne rien faire, pour lui nous étions des poltrons, nous devions aller combattre. La rumeur disait que des métis comme nous étaient partis. Gino affirmait même que certains étaient des Kadogos, des enfants-soldats de douze-treize ans.
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