L’impasse était la zone qu’on connaissait le mieux, c’était là que nous vivions tous les cinq. Les jumeaux habitaient en face de chez moi, à l’entrée de l’impasse, la première maison à gauche. Ils étaient métis, leur père était français et leur mère burundaise. Leurs parents possédaient une boutique de location de cassettes vidéo, essentiellement des comédies américaines et des films d’amour indien. Les après-midi, quand il pleuvait des hallebardes, on se retrouvait chez eux et on passait le temps devant la télé. Il nous arrivait de regarder en cachette des films de sexe pour adultes, mais on n’aimait pas trop, sauf Armand, qui fixait les images avec des yeux exorbités en se frottant contre un oreiller comme un chien sur une jambe.
Armand habitait la grande maison en brique blanche au fond de l’impasse. Ses deux parents étaient burundais, il était donc le seul noir de la bande. Son père était un homme charpenté aux rouflaquettes si longues qu’elles rejoignaient sa moustache, formant un cercle autour des yeux et du nez. Il était diplomate pour le Burundi dans les pays arabes et connaissait personnellement beaucoup de chefs d’État. Armand avait épinglé au-dessus de son lit une photo sur laquelle on le voyait bébé, en barboteuse, sur les genoux du colonel Kadhafi. À cause des nombreux voyages de son père, Armand vivait la plupart du temps avec sa mère et ses grandes sœurs, des bigotes aigries que je n’avais jamais vues sourire. Dans sa famille, ils étaient coincés et stricts, mais lui avait malgré tout décidé de danser et de faire le pitre dans la vie. Il craignait son père, qui ne rentrait de voyages que pour affirmer son autorité sur ses enfants. Pas de câlins, pas de mots doux. Jamais ! Une baffe dans la gueule et il reprenait fissa son avion pour Tripoli ou Carthage. Résultat, Armand avait deux personnalités. Celle à la maison et celle dans la rue. Un côté pile, un côté face.
Et puis, il y avait Gino. L’aîné du groupe. Un an et neuf mois de plus. Il avait redoublé exprès pour être dans la même classe que nous. Enfin, c’est comme ça qu’il justifiait son échec. Il vivait avec son père, derrière le portail rouge au milieu de l’impasse, dans une vieille maison coloniale. Son père était belge, professeur en sciences politiques à l’Université de Bujumbura. Sa mère était rwandaise, comme Maman, mais on ne l’avait jamais vue. Parfois il racontait qu’elle travaillait à Kigali, et d’autres fois qu’elle était en Europe.
On passait notre temps à se disputer, avec les copains, mais y a pas à dire, on s’aimait comme des frères. Les après-midi, après le déjeuner, on filait tous les cinq vers notre quartier général, l’épave abandonnée d’un Combi Volkswagen au milieu du terrain vague. Dans la voiture on discutait, on rigolait, on fumait des Supermatch en cachette, on écoutait les histoires incroyables de Gino, les blagues des jumeaux, et Armand nous révélait les trucs invraisemblables qu’il était capable de faire, comme montrer l’intérieur de ses paupières en les retournant, toucher son nez avec sa langue, tordre son pouce en arrière jusqu’à ce qu’il atteigne son bras, décapsuler des bouteilles avec les dents du devant ou croquer du pili-pili et l’avaler sans ciller. Dans le Combi Volkswagen, on décidait nos projets, nos escapades, nos grandes vadrouilles. On rêvait beaucoup, on s’imaginait, le cœur impatient, les joies et les aventures que nous réservait la vie. En résumé, on était tranquilles et heureux, dans notre planque du terrain vague de l’impasse.
Cet après-midi-là, on vadrouillait dans le quartier pour cueillir des mangues. On avait abandonné la technique qui consiste à lancer des pierres pour les décrocher des arbres le jour où Armand avait envoyé un caillou un peu trop loin et avait endommagé la carrosserie de la Mercedes de son père. Son vieux lui avait infligé une correction mémorable. Depuis le fond de l’impasse jusqu’à la route de Rumonge, ses cris avaient résonné, en écho au sifflement du ceinturon. Après cet épisode, nous avons fabriqué de longues perches, surmontées de crochets en fil de fer, maintenus par des vieilles chambres à air. Les tiges faisaient plus de six mètres et nous permettaient de décrocher même les mangues les plus inaccessibles.
Le long de la route asphaltée, quelques automobilistes nous ont insultés à cause de nos dégaines. Pieds nus, torses nus, avec nos perches qui raclaient le sol et nos tee-shirts qui servaient de baluchons pour les mangues récoltées, on avait une drôle d’allure.
Une dame élégante, probablement une amie des parents d’Armand, est passée devant nous. En reconnaissant Armand, avec son ventre à l’air et ses pieds pleins de poussière, elle a levé les yeux au ciel et fait un signe de croix : « Mon Dieu ! Rhabille-toi vite, mon enfant. Tu ressembles à un petit voyou des rues. » Les adultes, parfois, étaient trop drôles.
De retour dans l’impasse, nous avons été attirés par les grosses mangues qui pendaient dans le jardin des Von Gotzen. Avec les perches, nous avons réussi à en tirer quelques-unes depuis la route, mais les plus appétissantes étaient bien trop loin. Il aurait fallu escalader le muret, mais on avait peur de tomber sur M. Von Gotzen, un vieil Allemand un peu fou, collectionneur d’arbalètes, qui avait fait de la prison une première fois pour avoir uriné dans le repas de son jardinier — car ce dernier avait osé demander une augmentation de salaire — et une seconde fois pour avoir enfermé son boy dans le congélateur car il lui reprochait d’avoir carbonisé ses bananes flambées. Sa femme, plus discrète et plus raciste encore, jouait tous les jours au golf sur le terrain de l’hôtel Méridien et était présidente du cercle hippique de Bujumbura, où elle passait l’essentiel de son temps à s’occuper de son cheval, un magnifique pur-sang à la robe noire luisante. Leur maison était la plus belle de l’impasse, la seule à posséder un étage et une piscine, mais on préférait l’éviter.
En face, derrière chez les jumeaux, se trouvait la maison de Mme Economopoulos, une vieille Grecque qui n’avait pas d’enfants, mais bien une dizaine de teckels. Nous sommes entrés chez elle en passant sous la clôture, grâce à un trou que des chiens du quartier avaient creusé pour leurs visites nocturnes, lorsque les femelles teckels étaient en chaleur. Dans le jardin ombragé, il y avait non seulement un immense manguier, mais aussi des vignes couvertes de raisins, probablement les seules du pays, ainsi que des fleurs à foison.
Armand et moi chipions des grappes pendant que Gino et les jumeaux décrochaient des mangues charnues, quand le domestique de la Grecque est arrivé, furieux, brandissant un balai au-dessus de sa tête. Il a ouvert l’enclos des teckels qui se sont lancés à notre poursuite. On a fui aussi vite qu’on a pu, en se faufilant à nouveau sous la clôture. Dans la précipitation, Armand a déchiré son short qui s’est accroché au fil barbelé. Avec sa raie des fesses à l’air, il nous a fait rire un bon quart d’heure. Après ça, nous nous sommes postés devant le portail de Mme Economopoulos. Nous savions qu’elle rentrait du centre-ville tous les jours à la même heure et qu’elle serait heureuse de nous voir.
Quand elle est arrivée dans sa petite Lada rouge, nous nous sommes précipités à sa portière pour lui vendre nos mangues. Ou plutôt les siennes… Elle nous en a acheté une petite dizaine, le temps que son employé de maison ouvre le portail et que nous détalions avec notre billet de mille francs en poche. Il a jeté son balai en l’air, hors de lui, en nous insultant en kirundi, mais nous étions déjà loin.
Avec le reste de notre récolte, nous sommes retournés dans le Combi Volkswagen pour nous gaver de mangues. Une orgie. Le jus nous coulait sur le menton, les joues, les bras, les vêtements, les pieds. Les noyaux glissants étaient sucés, tondus, rasés. L’envers de la peau du fruit raclé, curé, nettoyé. La chair filandreuse nous restait entre les dents.
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