Il connaissait, dans le volet du salon, un endroit par lequel il était possible d’apercevoir la rue. Ce qu’il vit l’épouvanta. Les deux voitures qui se trouvaient là il y a un moment n’y étaient plus, un arbre de plus de deux mètres passa dans la rue, cogna ici et là les murs et les portes des jardins, roulant à une vitesse folle…
La pointe de la tempête dura près de trois heures.
Vers 16 heures, le calme revint.
Personne n’y croyait plus.
On vit les portes des maisons s’ouvrir prudemment, les unes après les autres.
Les habitants de Beauval restèrent muets de stupeur devant les dégâts provoqués par cette tempête que des météorologues allemands baptisèrent « Lothar ».
Mais ils durent bien vite rentrer.
La pluie qui avait momentanément cédé la place à la tempête venait maintenant faire valoir ses droits à coopérer à la catastrophe.
Elle s’abattit sur Beauval avec une puissance terrifiante et une densité telle qu’elle obscurcit le ciel en quelques minutes. Le vent ayant totalement disparu, les trombes d’eau piquaient sur la ville à la verticale. Les rues, rapidement recouvertes, se transformèrent bientôt en ruisseaux puis en rivières, emportant tout ce que les rafales avaient chassé quelques heures plus tôt, poubelles, boîtes aux lettres, vêtements, caisses, planches, on vit même passer un petit chien blanc qui tentait de surnager et qu’on retrouva le lendemain écrasé contre un mur. Les voitures qui, quelques heures plus tôt, avaient été chassées par la tempête firent en tournoyant sur le flot le chemin en sens contraire.
Antoine entendit un bruit de chute venant de la cave, il ouvrit la porte, tenta d’allumer, mais l’électricité n’était toujours pas rétablie.
— Ne descends pas, Antoine, dit Mme Courtin.
Mais il avait déjà saisi la lampe de poche accrochée au mur et passé les premières marches. Ce qu’il vit lui coupa le souffle : il y avait plus d’un mètre d’eau, tout ce qui n’était pas attaché flottait, du matériel de camping, des cartons de vêtements, des valises…
Il referma précipitamment.
— On va devoir monter, dit-il.
Il fallait s’organiser rapidement parce que, si l’eau envahissait le rez-de-chaussée comme elle était en passe de le faire, on ne savait pas à quel moment on pourrait redescendre. Pendant que les tornades frappaient à la porte comme si elles voulaient forcer l’entrée, Mme Courtin rassembla en hâte des provisions qu’elle posa sur les marches de l’escalier ainsi que tout ce qui lui sembla précieux, son sac à main, des albums photos, un carton à chaussures de documents officiels, une plante en pot (pourquoi celle-ci, on ne le saurait jamais), un coussin au crochet qui venait de sa mère, on avait l’impression qu’elle s’apprêtait à partir pour l’Exode. Antoine fit le tour de la maison pour débrancher tous les appareils électriques. L’eau montait à une vitesse spectaculaire. On la vit d’abord passer sous la porte qui conduisait à la cave puis envahir le plancher, et gagner peu à peu toutes les pièces. Le temps d’emporter à l’étage tout ce qui avait été mis de côté, il y en avait deux ou trois centimètres de plus, on ne voyait pas ce qui pourrait arrêter cette progression.
Antoine resta assis dans l’escalier. L’eau venait d’atteindre la première marche et continuait à gagner en hauteur. À la surface nageaient et se balançaient mollement les coussins du canapé, les programmes de TV, cahiers de mots croisés, boîtes vides, le balai en plastique de la cuisine…
Cette situation commençait à l’angoisser. On allait se réfugier à l’étage, mais cela suffirait-il ? Il se remémora des reportages sur des inondations où l’eau affleurait le toit des maisons. Il y avait des gens perchés dessus qui s’agrippaient aux cheminées. Allait-on finir ainsi ?
L’orage revint sur la ville, le tonnerre gronda au-dessus de leurs têtes comme s’il avait été dans la pièce, les éclairs zébraient les fenêtres d’une lumière blanche et crue, aveuglante. La pluie ne cessait pas, l’eau poursuivait sa montée.
Antoine se décida à rejoindre sa mère. Maintenant que le vent s’était calmé, Mme Courtin avait fait le tour de l’étage et ouvert tant bien que mal les volets de toutes les pièces.
Par les vitres, ils découvraient le paysage nouveau qu’offrait leur coin de ville. L’eau recouvrait tout d’une trentaine de centimètres, les cours, les jardins, les trottoirs, et elle dévalait maintenant les rues à grande vitesse, beige, bouillonnante, avec des remous de fleuve soudain libéré. La tempête avait éventré des toits, des centaines de tuiles s’étaient envolées.
Dans quel état se trouvait le leur ? Antoine leva la tête : le plafond avait changé de couleur, plus sombre, et des gouttes d’eau commençaient à perler ici et là. Il se demanda si la maison tout entière n’allait pas finir par s’écrouler sur eux. Mais sortir était impossible, il vit par la fenêtre la camionnette de livraison de la supérette dériver, emportée par le flot, suivie d’une deuxième, comme si une digue venait de céder, plus rien ne retenait rien, la Peugeot des Mouchotte passa à son tour en tournoyant lentement comme une grosse toupie, percutant ici un mur, plus loin un panneau de circulation qui se tordit sous le choc. Quelques minutes plus tard, le torrent de plus en plus impétueux, roulant par vagues, charria la voiture municipale qui s’était retournée sur elle-même avec, dans son sillage, la clôture de l’hôtel de ville.
Mme Courtin se mit à pleurer. Sans doute avait-elle peur, tout comme lui, mais avant tout elle pleurait sur ce qu’elle avait toujours connu et qu’elle voyait disparaître à une vitesse confondante. Chacun devait prendre ce malheur pour une épreuve qui lui était personnellement destinée.
Antoine ne put s’empêcher de passer son bras autour des épaules de sa mère, mais ce fut en vain. Mme Courtin s’était absentée, fascinée, sidérée par le spectacle des torrents qui dévalaient la rue, brisant tout, cassant tout, n’épargnant rien. Antoine vit passer en un défilé surprenant tous les meubles du rez-de-chaussée du collège, comme s’ils s’étaient jetés à l’eau d’un seul mouvement, ça lui fit un choc. L’inondation se rapprochait de sa vie, l’envahissait.
Il pensa soudainement à Rémi.
L’eau allait monter, monter, atteindre le haut de la colline, le bois de Saint-Eustache et déloger Rémi, son corps, libéré, se mettrait à flotter et quitterait sa cachette. Dans quelques minutes, la ville entière verrait passer le cadavre du petit Rémi circulant par les rues comme un fantôme, il serait sur le dos, les bras largement écartés, la bouche ouverte, on le retrouverait à des kilomètres d’ici…
Antoine était maintenant trop épuisé pour pleurer lui aussi.
Ils restèrent ainsi quelques longues heures. Antoine allait régulièrement voir jusqu’où l’eau montait depuis le rez-de-chaussée. Elle avait presque atteint la hauteur du plateau de la table de la salle à manger.
Puis l’orage s’éloigna peu à peu.
Vers 15 heures, il tombait sur Beauval une pluie forte et dense, mais qui n’avait plus rien à voir avec les pluies torrentielles du début de journée. Il était impossible à Antoine et à sa mère de quitter leurs chambres, le rez-de-chaussée entier était immergé sous plus d’un mètre d’eau. Les plafonds gouttaient de partout, toutes les literies étaient inondées, nulle part où se mettre à l’abri de l’humidité. Il commençait à faire froid. Enfermés chez eux sans électricité, sans téléphone, ils étaient des rescapés dans l’attente des secours.
L’hélicoptère de la Sécurité civile passa une fois au-dessus de Beauval en reconnaissance, on ne le revit plus. La ville était abandonnée à elle-même. Personne ne pouvait sortir de chez soi tant que l’eau resterait à un tel niveau.
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