Virginie Despentes - Les chiennes savantes

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Avec un langage tellement cru que l'on a du mal à croire qu'il puisse être réellement utilisé, Virginie Despentes raconte des histoires de dérive, de cavale, mais aussi de quotidien plus ou moins sordide. Les histoires sont poignantes, l'émotion suscitée par la lecture est vive. L'utilisation d'un tel langage permet d'affranchir la réalité racontée de tout filtre édulcorant: l'outrance permet de mieux appréhender les personnages que ne pourrait le permettre un langage plus normal (plus banal). L'utilisation de ce langage est un artifice d'auteur: le langage utilisé ne correspond pas au nôtre, et cela permet à l'auteur de nous projeter volontairement dans un tissu narratif dont les règles ne sont pas les règles que l'on a coutume de rencontrer; le langage nous force à penser et à ressentir d'une certaine manière. Ainsi, on construit sa représentation personnelle des personnages sur leurs actions et sur leurs paroles, tout en acceptant comme normalité la logique propre de ces personnages, parce que notre projection dans leur langage fonde cet aspect logique: l'outrance du langage se justifie elle-même. A partir de là, l'outrance même de l'histoire disparaît, et l'on a des romans aux histoires simples et émouvantes. La violence des actions est au niveau de la violence du langage: elle s'efface donc elle aussi. La sous-narration sexuelle apparaît elle-aussi effacée par le langage, même si elle reste parfois déstabilisante pour un lecteur masculin (l'évocation de la libido féminine sous un jour habituellement utilisé pour la libido masculine surprend). Dans ces romans où tout les éléments constitutifs possèdent la même outrance (langage, action, sexe, mais aussi villes moralement délabrées et société décrépite), il n'y a pas de contraste pour marquer l'anormalité de tel ou tel élément. Cela permet donc d'atteindre une finesse de sentiments sous-jacente, comme l'immobilisme et les sentiments de l'Education Sentimentale permettent de saisir les raisons des errements amoureux de Frédéric. En somme, l'auteur nous montre qu'une description crue ne concerne pas forcément des sentiments crus.

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Il a fini par parler, me caressait les cheveux, il a dit:

– On va y aller maintenant… Tu fais couler un bain? Ça nous fera du bien, après on y va. O.K.?

Il est passé à côté, j'ai fait couler de l'eau, ça m'a pris du temps pour qu'elle soit chaude comme il fallait. J'étais sonnée, pas vraiment là. Je me sentais bien, en même temps que complètement assommée.

Je me suis assise au bord de la baignoire.

Sonia, inerte, sa tête criblée de balles, son corps sans résistance quand il l'avait recouverte.

Mais ça valait la peine. C'était ce qu'il fallait faire.

Parce que tant que tu es avec moi, tous ces gens tellement loin, ça ne me fait pas peur, parce que tant que tu es avec moi…

Et j'ai seulement compris qu'il n'était plus à côté.

Je l'ai appelé doucement:

– Victor?

Parce que peut-être j'imaginais de sales trucs et je me faisais des idées. Et j'ai appelé plus fort:

– Victor?

Mais je savais bien qu'il n'était plus là, il était parti tout de suite en sortant de la salle de bains et s'était dépêché dans les escaliers de service, dépêché dans la rue pour être sûr de me semer.

22 H 55

Je suis restée dans la salle de bains, assise au bord de la baignoire. Je me tenais droite et immobile, mes mains serraient l'émail, convulsivement.

J'attendais, parce que j'espérais qu'il ferait demi-tour et reviendrait me chercher. Confusément, sans même l'admettre. Il allait changer d'avis. Et revenir. J'attendais là parce que je ne voulais pas comprendre. Ni rien admettre.

Quand on a frappé à la porte de la chambre, j'ai d'abord cru que c'était lui, c'est l'idée qui m'est venue et je me suis secouée, redressée, mise en émoi.

Sauf qu'il ne frapperait pas. Aucune raison pour ça.

On a frappé à la porte une seconde fois et je suis vraiment revenue, les choses dégringolaient et me reconnectaient avec de la pensée, rien que de la sale pensée bien brusquée par la peur. Je me suis levée, cœur cognant et voix mal assurée:

– Qu'est-ce qu'il y a?

Alors j'ai senti mes chevilles. Le simple fait d'être debout m'était intolérable.

– Sonia? Sonia, c'est moi, nous avions rendez-vous…

Soulagement brusque, à se chier dessous, ça n'était qu’un client, le moment n'était pas encore venu pour moi de répondre de mes actes. Coup d'œil au lit, le sang avait traversé là où il y avait la tête, sur la couverture beige piquée s'étalait une large auréole rouge, j'ai posé l'oreiller dessus. C'était déconcertant à voir. Rien de bien réel.

Ouvert la porte en grand, petit monsieur bedonnant, lunettes de professeur, confus de me voir, pas en arrière, s'excusant:

– J'ai dû me tromper de chambre…

– Sonia n'est pas là, et moi je dormais. Y a une commission à faire?

– C'est que…

Mais je lui avais claqué la porte au nez. Considérant que ça n'était plus bien grave de ne pas ménager les clients de Sonia.

J'étais remise en marche, rien d'agréable en tête. De toutes parts, quelle que soit la pensée, elle avait forme d'émeute. Murailles, partout où je pouvais cogiter, muraille contre laquelle me fracasser.

Aller voir Mireille. Parce que je le lui avais promis. Parce que c'était tout ce qui me venait à l'esprit. Parce que j'avais envie de la voir, plus que n'importe qui d'autre, de l'écouter, d'être assise à côte d'elle, d'être chez elle. Parce que peut-être qu'il était là-bas.

Alors j'ai senti que Guillaume était parti, parce que c'était lui que j'aurais dû aller voir.

23 H 05

Dehors, lame de rasoir du froid passée le long de mes doigts. Chaque pas me déchirait aux chevilles, que j'avais sévèrement amochées.

Petit chemin de croix jusqu'à la lumière orange de l'enseigne du métro, démarche clopinante. J'ai descendu les marches précautionneusement, cramponnée à la rampe glacée, traversée de fulgurances brûlantes. Réfugiée dans cette souffrance, occupée tout entière, plus loisir de penser.

Le métro me laissait à quelques minutes de marche de chez Mireille.

Péniblement parvenue à destination, je me suis appuyée à la porte-fenêtre de chez Mireille. Elle avait été mal fermée et je me suis écroulée à l'intérieur.

Réconfort, parce que je connaissais cet endroit. Refuge. Mais, où que je pose les yeux, quelque part où on l'avait fait, mon ventre en gardait un souvenir intact et commençait son tintamarre du manque, son appel sourd et opiniâtre, que je devais bientôt connaître par cœur, auquel je ne devais jamais m'accoutumer, le martèlement du vide en guise de compagnie.

Je m'attendais à ce que Mireille soit réveillée par le bruit et vienne voir ce qui se passait. Se penche sur moi et m'aide à me relever.

Qu'est-ce que j'allais bien pouvoir lui dire?

J'ai réfléchi à ça pendant un temps, allongée sur le dos sur le carrelage du salon.

Boire. À ce point de l'histoire, je ne vois que ça de raisonnable.

L'idée m'a motivée pour me mettre à quatre pattes, mais je n'ai même pas essayé de me remettre debout.

J'ai alors repéré Mireille, vautrée dans la cuisine à même le sol. J'en ai déduit qu'elle ne m'avait pas entendue parce qu'elle s'était mise cartable jusqu'au coma. Je me suis mise à lui parler:

– Figure-toi que j'y pensais justement… Tous ces soucis, on peut s'endormir tranquilles, on les retrouvera demain au réveil.

Je me suis traînée vers elle, avec la ferme intention de me mettre dans le même état: rétamée, hors service, par terre. Surtout, ne plus rien comprendre. Je braillais:

– Réveille-toi, sale raide, j'ai bien besoin de boire moi aussi.

J'avais envie qu'elle revienne à elle, j'avais envie de l'entendre parler. Qu'elle me sorte de là, qu'elle m'oblige à me contenir.

Je suis arrivée à son niveau, elle n'avait pas bougé. Elle me tournait le dos et je me suis fendue d'un fou rire nerveux comme j'en avais parfois:

– T'es vraiment qu'une pochtronne, n'importe qui peut débarquer chez toi, c'est tout ouvert… Et toi t'es là, moitié à poil…

Je l'ai empoignée par l'épaule pour l'obliger à pivoter vers moi.

Elle s'est mollement retournée. D'un seul bloc, bien rigide. Elle avait fait barrage à une petite flaque de sang épais accumulé contre le mur qui a coulé lentement dans ma direction une fois libérée.

Écorchée vive, le visage partiellement nettoyé, blanc de l'os, jusque mi-taille, chair broyée, labourée, de la viande. Il restait à son bras un bout de rose tatouée.

Je me suis reculée comme propulsée en arrière, sans me mettre debout. Je regardais fixement la flaque de sang couler vers moi.

Je poussais sur mes jambes comme si elle allait me rattraper, je m'aidais des bras. Sans quitter la flaque des yeux, langue sombre et visqueuse, s'avançant.

J'avais toujours le cul par terre quand je me suis retrouvée sur le trottoir, poussant des jambes, des bras, comme si je me débattais, je sentais que la flaque arrivait jusque-là, était juste après moi.

Alors seulement j'ai détalé, je sentais mes chevilles mais elles ne me freinaient plus, je courais vers la place Colbert. J'ai vomi sans ralentir, de la bile acre et glaireuse, trop de mouvements internes. Appuyée contre le mur j'ai dégueulé encore du blanc, qui sortait difficilement, piteux soulagement. J'en avais pris sur mon pull, et en regardant ça je me suis rendu compte que j'avais du sang plein la manche. J'ai ouvert la bouche pour crier, mais j'avais tellement de peur au ventre que ça me bloquait les cordes vocales et c'est resté dedans.

Je me suis adossée au mur, je me cognais doucement la tête contre, puis de moins en moins doucement. En même temps je me disais: «Arrête ton cinéma, qu'est-ce que tu fais, à quoi ça sert, arrête ton cinéma…», et j'envoyais valdinguer ma tête contre le mur, je cherchais le blanc derrière les yeux, je me forçais à cogner plus fort, mais ça ne faisait pas assez mal pour soulager. Une voiture s'est arrêtée. Mais pas moi. Je me fracassais la tête contre le béton pour que tout ça sorte, pour que tout ça cesse. Pour faire quelque chose.

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