Virginie Despentes - Les chiennes savantes

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Avec un langage tellement cru que l'on a du mal à croire qu'il puisse être réellement utilisé, Virginie Despentes raconte des histoires de dérive, de cavale, mais aussi de quotidien plus ou moins sordide. Les histoires sont poignantes, l'émotion suscitée par la lecture est vive. L'utilisation d'un tel langage permet d'affranchir la réalité racontée de tout filtre édulcorant: l'outrance permet de mieux appréhender les personnages que ne pourrait le permettre un langage plus normal (plus banal). L'utilisation de ce langage est un artifice d'auteur: le langage utilisé ne correspond pas au nôtre, et cela permet à l'auteur de nous projeter volontairement dans un tissu narratif dont les règles ne sont pas les règles que l'on a coutume de rencontrer; le langage nous force à penser et à ressentir d'une certaine manière. Ainsi, on construit sa représentation personnelle des personnages sur leurs actions et sur leurs paroles, tout en acceptant comme normalité la logique propre de ces personnages, parce que notre projection dans leur langage fonde cet aspect logique: l'outrance du langage se justifie elle-même. A partir de là, l'outrance même de l'histoire disparaît, et l'on a des romans aux histoires simples et émouvantes. La violence des actions est au niveau de la violence du langage: elle s'efface donc elle aussi. La sous-narration sexuelle apparaît elle-aussi effacée par le langage, même si elle reste parfois déstabilisante pour un lecteur masculin (l'évocation de la libido féminine sous un jour habituellement utilisé pour la libido masculine surprend). Dans ces romans où tout les éléments constitutifs possèdent la même outrance (langage, action, sexe, mais aussi villes moralement délabrées et société décrépite), il n'y a pas de contraste pour marquer l'anormalité de tel ou tel élément. Cela permet donc d'atteindre une finesse de sentiments sous-jacente, comme l'immobilisme et les sentiments de l'Education Sentimentale permettent de saisir les raisons des errements amoureux de Frédéric. En somme, l'auteur nous montre qu'une description crue ne concerne pas forcément des sentiments crus.

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Mais je ne pouvais tout simplement pas refuser de m'y rendre.

Le taxi nous a laissées à côté d'un Mac Do, et il a fallu qu'on marche un moment pour rejoindre la rue de la piscine.

Dès qu'on est sorties de la voiture, Sonia m'a expliqué:

– J'ai appelé chez toi ce matin, j'ai eu Guillaume, mais il m'a dit que t'étais plus trop à la maison la journée… Putain, c'est ton frère, c'est le dernier jour qu'il est en France et tu passes pas la journée avec lui?

– Je le verrai ce soir. Et je fais ce que je veux.

– Bien sûr que tu fais ce que tu veux… Je disais ça comme ça, c'était pas pour le reproche… Mais ça surprend quand même… T'as trouvé quelqu'un?

– Je t'ai dit y a deux minutes: je reste toute seule, les gens ils me gavent tous, il s'est passé trop de trucs. On rigole plus sur le quartier… Tu peux retenir ça ou tu vas me reposer la question dans cinq minutes?

– Je faisais juste d'innocentes suppositions. Le prends pas comme ça.

– On va voir la Reine-Mère là ou on va faire une course?

– Bien sûr qu'on va la voir. Elle va être contente, parce que je lui ai dit que j'étais pas sûre de pouvoir te trouver et elle tenait à ce que tu passes.

– Pourquoi elle a pas téléphoné elle-même chez moi?

– Elle se méfie, tu sais… Elle l'aime bien Guillaume, c'est pas le problème… Mais elle préfère pas prendre de risque.

– Pourquoi elle se planque comme ça? Maintenant qu'ils ont récupéré tout le business…

– Ils ont récupéré tout le business, mais pas tout ce qu'ils veulent.

– Et c'est encore loin?

– On y est presque.

– Pourquoi elle veut me voir?

– Parce qu'elle t'aime bien.

Sonia m'a regardée, comme si j'avais vraiment de la chance, a insisté:

– Elle t'aime vraiment bien tu sais.

– Comment ça se fait que toi t'es en contact avec elle?

Elle sait tout la Reine-Mère, même quand on la voit plus, elle garde un œil sur nous. Le jour où elle a voulu me voir, elle a tout de suite appelé à l'hôtel où j'étais, elle m'avait localisée sans problème…

Alors pourvu qu'elle m'aime bien, pourvu qu'eut m'aime vraiment bien.

17 H 45

On est rentrées dans une maison très moche, une grosse chose grise carrée avec jardin devant, plein d'herbes. Ni abandonnée ni entretenue.

Sonia a frappé à la porte, un judas s'est ouvert. Spontanément on a fait un pas en arrière, un réflexe acquis sur le palier du Checking. La fille qui a ouvert devait justement être une ancienne du Checking. Mais c'était difficile à affirmer parce qu'elle était en jean, pas maquillée, sans talons, et que tous ces détails transformaient une femme.

J'avais l'estomac broyé d'appréhension, ça me rappelait les retours à la maison gamine, quand j'avais largement passé l'heure et que je revenais tête basse, sachant que ma mère m'attendait pour me dérouiller.

Le rez-de-chaussée était rempli de filles, la nouvelle tenue c'était jean et chemise blanche. Ça changeait vraiment mais ça leur allait bien aussi. Ça faisait davantage guérilla urbaine. Moins soirée.

On est montées au premier, précédées d'une fille, je m'habituais tant bien que mal à l'idée que si la Reine-Mère était fâchée après moi, je n'avais aucune chance de détaler.

Je n'ai d'abord pas fait le rapprochement. Une femme plutôt grasse en survêt informe, grisâtre, Stan Smith pourries et le crâne rasé. Poches flasques sous les yeux ternes, nez trop gros, un peu luisant. Je suis restée sur le pas de la porte de la pièce presque vide où la femme était assise, j'ai laissé Sonia rentrer lui dire bonjour. J'ai compris à la voix, qui elle aussi avait changé, mais moins radicalement. Et je me suis avancée à mon tour.

Elle avait pris quelques dizaines d'années et perdu tous ses apparats. Je lui ai tendu la main, m'excusant:

– Je crois bien que je ne t'avais pas reconnue… Je suis confuse.

Elle s'est levée, a tenu ma main serrée un long moment:

– Tu me rassures, au contraire. Si même toi tu ne vois pas que c'est moi…

Double tranchant. Intense soulagement, parce que cette femme-là n'avait absolument pas l'air de m'en vouloir de quoi que ce soit. En même temps qu'écœurement profond, je n'avais pas envie de la voir comme ça.

Elle a dit:

– Contente de te voir, Louise.

Elle me dévisageait avec bienveillance.

Se tenait voûtée. Elle avait perdu de la superbe, à fond.

Elle s'est rassise, nous a invitées à faire de même. Je la trouvais rabougrie. Amoindrie, et pas belle. J'ai répondu:

– Je pensais plus jamais te revoir… Tu nous as manqué, tu sais… On s'est senties un rien, comment dire? désemparées…

En souriant, comme si tout cela n'était pas bien grave, mais j'ai quand même insisté:

– Voire assez stupides. Et pas très rassurées.

Elle s'est frotté la joue, cherchant ses mots. Mais pas embarrassée:

– Tout ne s'est pas passé exactement comme je le souhaitais. Et je ne pouvais pas… J'avais quelques points à régler avant… Mais maintenant tout est en ordre, je vais pouvoir passer à autre chose.

Se tournant vers Sonia:

– Tu peux descendre, s'il te plaît? Ça ne prendra pas longtemps, je te ferai rappeler.

Quand même, elle continuait à expédier promptement. Une fois que Sonia est sortie, elle a froncé les sourcils:

– J'ai appris que ton frère partait.

– Demain. Avec Mathieu.

– Je sais, je sais… Tu le prends bien?

– Tout le monde s'inquiète pour ça, c'est bien gentil de votre part, mais c'est mes histoires… Ouais, je le prends bien, ça ira quoi…

C'est bien délicat de se préoccuper de mon son à ce point… Mais quand ils ont tiré sur Gino, quand ils sont venus brûler L'Arcade, où t'étais quand on avait besoin que t'y ailles de ton petit numéro de sollicitude?

Je l'avais fait sourire:

– Et tu t'es trouvé une petite amie.

Je n'ai pas enchaîné là-dessus, je me suis gratté l’oreille à la place, elle a croisé les jambes, a fait un signe de la main:

– Je suis désolée, je me suis tenue un peu au courant sur ton cas… Pas pour te surveiller, mais je voulais être sûre que tout allait bien… Et j'ai appris que tu passais tes journées chez elle, mais rien sur ce que vous y faites parce que les volets sont toujours fermés… C'est pour ça que j'ai préféré que Sonia descende, je sais qu'elle ne l'a pas à la bonne… Pour être honnête, je me suis toujours doutée que tu étais lesbienne.

Elle en avait pris un sérieux coup au raisonnement. Je me suis souvenue de la fois où Victor était resté debout, exposé aux regards, pour me persuader de rentrer fumer un spliff, la première fois. Et il n'y avait personne pour me surveiller ce jour-là. Il me semblait que toute la chance que je n'avais pas eue dans ma vie était en train de se concentrer en un seul coup, un seul, un magnifique. J'ai éludé le sujet, gentiment:

– Je préfère pas parler de ça…

– Ça ne m'étonne pas. Je voulais que Sonia descende aussi parce que je voulais te donner ça.

Elle m'a tendu une enveloppe, elle m'en avait tendu souvent de pareilles, mais moins épaisses. J'avais l'impression de visiter ma grand-tante, qui me refilerait une part d'héritage en douce parce que j'étais sa petite préférée. J'ai rigolé en la glissant dans mon sac, j'ai demandé:

– Tu te casses alors?

– Demain.

Jubilation dedans, j'allais pouvoir tout raconter à Victor, le lendemain. Elle serait déjà partie, je n'aurais rien à me reprocher.

Elle a ajouté:

– Si tout se passe bien. C'est pour ça aussi que je voulais te voir.

Elle m'a tendu un deuxième paquet, carré rigide et très fin. Elle était devenue extrêmement solennelle:

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