François de Cornière ou l'art de la chute
Même à supposer que le localisme ne dissolve pas toute communauté en petits noyaux de particularités revendiquées, le choix d'objets minimes autour desquels reconstituer un «lien collectif» ne va pas de soi. Dans l'idéal, le lecteur devrait reconnaître ce qu'il savait sans se l'être dit, et donc jouir un peu plus, de manière plus consciente et plus intense, par la vertu de la littérature, de la vie même.
François de Cornière choisit d'isoler un détail dans un phénomène culturel ou social quelconque (l'engouement pour le football dans La Surface de réparation, l'attendrissement inévitable lié aux souvenirs scolaires dans «À suivre »). Le caractère massif du phénomène suffit à assurer sa valeur collective. Beaucoup de gens pourront identifier sans mal tel point du règlement du jeu de football, tel aspect de la présentation des «petits classiques». Mais, dans les sociétés occidentales modernes, l'homme en foules ne supporte pas la foule. Il voudrait bien être quelqu'un, être à part. Il se convainc que ses petits souvenirs constituent un trésor intime. Il faut donc lui donner le détail dans le collectif, un peu comme les adolescents «personnalisent» des objets de série au moyen d'autocollants. L'objet minime donne ainsi l'apparence du propre: chaque lecteur y trouve ce qui n'appartient qu'à lui, il se reconnaît. Illusion de communion, et non conquête d'une communauté: ces objets ne donnent pas un vrai plaisir, mais la satisfaction stérile d'une reconnaissance. La platitude des textes de Cornière sur le football ou les lectures d'enfance permet d'éviter qu'un obstacle ne vienne entraver l'identification. «C'est bien ça», est-on censé se dire, et dès la reconnaissance effectuée, l'objet s'effondre sur lui-même, incapable d'engendrer une réelle ouverture: plus rien à en tirer, rien qui puisse enrichir. Bien loin de manifester, comme le voudrait Bertrand Visage, «un autre partage», un «goût acharné du plaisir», ces textes témoignent de notre tendance naturelle au manque d'exigence, à la régression, au recroquevillement, et l'exploitent.
Chez François de Cornière, aucune surprise, il s'agit d'une sorte d'enregistrement administratif des choses qui pourrait se poursuivre indéfiniment. C'est à tort que la quatrième de couverture de La Surface de réparation se réclame de Perec. Dès que l'objet est nommé, la suite est prévisible, donc inutile. L'auteur de Je me souviens a par avance renvoyé cette littérature à son inanité. Il suffît de dire «je me souviens de», le lecteur fera, le cas échéant, le reste: «je me souviens des Lagarde et Michard», «je me souviens du bruit que faisait le ballon de football projeté dans les filets», etc.
On peut en revanche tenter d'extraire de l'expérience singulière toute sa valeur par l'écriture. Mais elle est tellement singulière qu'on n'y parvient pas. Il suffit alors de dire qu'elle est singulière. De là, chez Éric Holder, cette rhétorique de l'indicible tendant à montrer que la rareté du quotidien se volatilise à force de se subtiliser. Ainsi, à propos d'une cuisinière à bois: «Il faut, pour l'allumer, un savoir-faire que je ne saurais transmettre, tant il est de l'ordre de la connivence entre la cuisinière et moi.»
L'effort d'essayer quand même d'exprimer la singularité exige, si l'on ne veut pas se laisser piéger par le cliché, comme Pierre Autin-Grenier, un effort au style. La quête de l'objet authentique s'accompagne de contorsions stylistiques destinées à en rendre l'unique saveur. On tombe alors souvent dans ce travers très français: le goût du joli, de la formule, marque du littéraire entendu comme art décoratif du langage. Cela donne parfois, chez Éric Holder, des préciosités sentant la sueur et la recherche à tout prix du concetto. Le minimaliste tourne alors au mièvre, le moins que rien à l'affectation (non exempte de bonnes grosses fautes de français bien authentiques: «Les lads s'adressent à eux avec l'humanité qu'il sied»). François de Cornière surexploite, dans La Surface de réparation, un unique procédé, d'autant plus voyant qu'il figure dans des textes très courts, et qu'il est devenu une sorte de manie littéraire assez répandue depuis quelques années, la chute en forme de phrase nominale, brève et sèche:
Et je suis, dans ma chambre, un enfant soudain vieux, qui se met à penser à l'avenir et au monde. Confusément.
Et ils couraient. Et ils couraient. Oubliant tout. […] la brute levait les bras au ciel, l'air tout étonné. On aurait dit un ange. Qui connaît bien son rôle.
Cette voix [celle du speaker] qui n'avait pas de corps. Et qu'on connaissait bien.
Le procédé est redoublé dans le dernier texte, qui aspire assez visiblement à constituer un apogée poétique:
Avec les matches en nocturne, les pylônes du stade marquèrent un territoire. C'était là-bas, toujours là-bas. Mais il y avait maintenant ce halo de lumière dans le ciel de la ville. Et des milliers d'insectes, descendant le viaduc, allaient se jeter dans le piège. Le samedi soir. Aveuglément.
Ces chutes assez lourdement marquées devraient correspondre à un point crucial du texte, on s'attend à y trouver une densité accrue de sens. En fait, comme on le voit, ce n'est nullement le cas. Le fait qu'il s'agisse du samedi soir ou que l'on connaisse bien la voix du speaker n'apporte aucune modification bouleversante au propos. La chute reste purement syntaxique, formelle, vide. Elle n'est pas moins creuse lorsqu'elle a lieu sur un adverbe («aveuglément», «confusément»). «Penser confusément à» n'est pas loin d'être un cliché. Mais l'adverbe donne l'illusion d'une qualité, qu'il s'agit d'isoler, comme si enfin, dans un dernier effort, le texte parvenait à recueillir une délicate substance. Bien entendu, cette substance aura d'autant plus l'air poétique que sa texture sera plus floue, d'où l'intérêt d'adverbes comme «confusément». Penser confusément, ou plutôt: «Penser. Confusément.», c'est penser poétiquement. Les textes de La Surface de réparation se donnent l'allure de poèmes en prose. Puisqu'ils sont très courts, on les suppose très écrits, on y cherche une intensité particulière d'émotion. Il n'en est rien, la plupart ressemblent à n'importe quel paragraphe descriptif extrait d'un roman platement écrit:
Il avait pris tout le monde de vitesse. Il était parti dans le trou et, seul devant le goal, il l'avait fusillé à bout portant. Il avait levé les bras, il avait couru vers le photographe, il souriait. Il s'était retourné. Le drapeau du juge de touche était resté levé. L'arbitre avait sifflé. Il n'avait rien entendu. J'étais sûr que c'était vrai.
En réalité, au moyen de quelques artifices assez rudimentaires, il ne s'agit pas de faire de la poésie, mais bien de faire poétique.
On retrouve la ficelle de la chute en phrase nominale chez Philippe Delerm, en particulier dans La Sieste assassinée, avec cette circonstance aggravante que la chute reprend le titre. L'effet est d'une lourdeur pénible, comme un calembour souligné d'un clin d'oeil. Florilège de clausules:
«Poussin sous le soleil» s'attendrit sur des enfants disputant un match de foot: «Mais il y a du bonheur dans chaque geste, et ça se voit. En maillot rouge, en maillot vert. Poussin sous le soleil.»
«Fruitaison douce» s'épanche sur l'automne: «Il y aura de la compote poire-pomme-coing, un tout petit peu d'âpre engourmelé dans le sucré, le souvenir d'un grand ciel bleu sur les derniers cosmos. Fruitaison douce.»
«Saudade Orangina» décrit un bal: «Des filles en robes claires et puis en jeans, talons aiguilles, espadrilles lacées, tennis, qu'importe. Elles tournent là tout près comme elles tournent au fond de soi, saudade Orangina.»
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