La cuisine était au quatrième étage d'un escalier de service. C'était l'heure fade de la vaisselle. Mariette lui ouvrit : une blondine, des cheveux follets, deux prunelles sans défense, une enfant. Elle était seule ; elle rougit, mais ses yeux s'éclairèrent :
— « Que je suis aise de revoir Madame ! Et Mlle Jenny, elle grandit toujours ? »
M mede Fontanin hésitait. Son sourire était douloureux.
— « Mariette… donnez-moi l'adresse de Monsieur. »
La jeune fille devint pourpre ; ses yeux, où montaient des larmes, restaient grands ouverts. L'adresse ? Elle secoua la tête, elle ne savait pas ; c'est-à-dire elle ne savait plus : Monsieur n'habitait pas dans l'hôtel où… Et puis, Monsieur l'avait quittée presque tout de suite.
M mede Fontanin avait baissé les yeux et reculait vers la porte, pour se soustraire à ce qu'elle eût pu entendre encore. Il y eut un court silence ; et comme l'eau de la bassine s'échappait en grésillant sur le fourneau, M mede Fontanin fit un geste machinal :
— « Votre eau bout », murmura-t-elle. Puis, reculant toujours, elle ajouta : « Êtes-vous au moins heureuse ici, mon enfant ? »
Mariette ne répondit pas ; mais lorsque M mede Fontanin, relevant la tête, croisa son regard, elle y vit poindre quelque chose d'animal : ses lèvres d'enfant entrouvertes, découvraient les dents. Après une hésitation qui parut interminable à toutes deux, la petite balbutia :
— « Si qu'on demanderait à… M me Petit-Dutreuil ? »
M mede Fontanin ne l'entendit pas fondre en larmes. Elle redescendait l'escalier comme on fuit un incendie. Ce nom expliquait tout à coup cent coïncidences à peine remarquées, oubliées à mesure, et qui soudain prenaient un sens.
Un fiacre passait, vide ; elle s'y jeta pour rentrer plus vite. Mais, au moment de donner son adresse, un désir irrésistible s'empara d'elle. Elle crut obéir au souffle de l'Esprit.
— « Rue de Monceau », cria-t-elle.
Un quart d'heure après, elle sonnait à la porte de sa cousine Noémie Petit-Dutreuil.
Ce fut une fillette d'une quinzaine d'années, blonde et fraîche, avec de larges yeux accueillants, qui lui ouvrit.
— « Bonjour, Nicole ; ta maman est là ? »
Elle sentit peser sur elle le regard étonné de l'enfant :
— « Je vais l'appeler, tante Thérèse ! »
M mede Fontanin resta seule dans le vestibule. Son cœur battait si fort qu'elle y avait appuyé sa main et n'osait plus la retirer. Elle s'obligea à regarder autour d'elle avec calme. La porte du salon était ouverte ; le soleil faisait chatoyer les couleurs des tentures, des tapis ; la pièce avait l'aspect négligé et coquet d'une garçonnière. « On disait que son divorce l'avait laissée sans ressources », songea M mede Fontanin. Et cette pensée lui rappela que son mari ne lui avait pas remis d'argent depuis deux mois, qu'elle ne savait plus comment faire face aux dépenses de la maison : l'idée l'effleura que peut-être ce luxe de Noémie…
Nicole ne revenait pas. Le silence s'était fait dans l'appartement. M mede Fontanin, de plus en plus oppressée, entra dans le salon pour s'asseoir. Le piano était ouvert ; un journal de mode était déployé sur le divan ; des cigarettes traînaient sur une table basse ; une botte d'œillets rouges emplissait une coupe. Dès le premier coup d'œil, son malaise s'accrut. Pourquoi donc ?
Ah, c'est qu' il était ici, présent dans chaque détail ! C'est lui qui avait poussé le piano en biais devant la fenêtre, comme chez elle ! C'est lui sans doute qui l'avait laissé ouvert ; ou, si ce n'était lui, c'était pour lui que la musique s'effeuillait en désordre ! C'est lui qui avait voulu ce large divan bas, ces cigarettes à portée de la main ! Et c'était lui qu'elle voyait là, allongé parmi les coussins, avec son air nonchalant et soigné, le regard gai coulant entre les cils, le bras abandonné, une cigarette entre les doigts !
Un glissement sur le tapis la fit tressaillir : Noémie parut, dans un peignoir à dentelles, le bras posé sur l'épaule de sa fille. C'était une femme de trente-cinq ans, brune, grande, un peu grasse.
— « Bonjour, Thérèse ; excuse-moi, j'ai depuis ce matin une migraine à ne pas tenir debout. Baisse les stores, Nicole. »
L'éclat de ses yeux, de son teint, la démentait. Et sa volubilité trahissait la gêne que lui causait cette visite : gêne qui devint une inquiétude, lorsque tante Thérèse, se tournant vers l'enfant, dit avec douceur :
— « J'ai besoin de causer avec ta maman, ma mignonne ; veux-tu nous laisser un instant ? »
— « Allons, va travailler dans ta chambre, va ! » s'écria Noémie. Puis adressant à sa cousine un rire excessif : « C'est insupportable, à cet âge-là, ça commence à vouloir venir minauder au salon ! Est-ce que Jenny est comme ça ? Je dois dire que j'étais toute pareille, te souviens-tu ? Ça désespérait maman. »
M mede Fontanin était venue pour obtenir l'adresse dont elle avait besoin. Mais, depuis son arrivée, la présence de Jérôme s'était si fort imposée à elle, l'outrage était si flagrant, la vue de Noémie, sa beauté épanouie et vulgaire lui avait paru si offensante, que, cédant encore une fois à son impulsion, elle avait pris une résolution insensée.
— « Mais assieds-toi donc, Thérèse », dit Noémie. Au lieu de s'asseoir, Thérèse s'avança vers sa cousine et lui tendit la main. Rien de théâtral dans son geste, tant il fut spontané, tant il resta digne.
— « Noémie… », dit-elle ; et tout d'un trait : « rends-moi mon mari. » Le sourire mondain de Mme Petit-Dutreuil se figea. M mede Fontanin tenait toujours sa main : « Ne réponds rien. Je ne te fais pas de reproche : c'est lui, sans doute… Je sais bien comment il est… » Elle s'interrompit une seconde ; le souffle lui manquait. Noémie n'en profita pas pour se défendre, et M mede Fontanin lui fut reconnaissante de ce silence, non qu'il fût un aveu, mais parce qu'il prouvait qu'elle n'était pas assez rouée pour parer sur-le-champ un coup si brusque. « Écoute-moi, Noémie. Nos enfants grandissent. Ta fille… Et moi aussi mes deux enfants grandissent, Daniel a quatorze ans passés. L'exemple peut être funeste, le mal est si contagieux ! Il ne faut plus que ça dure, n'est-ce pas ? Bientôt je ne serais plus seule à voir… et à souffrir. » Sa voix essoufflée devint suppliante : « Rends-le-nous maintenant, Noémie. »
— « Mais, Thérèse, je t'assure… Tu es folle ! » La jeune femme se ressaisissait ; ses yeux devinrent rageurs, ses lèvres se pincèrent : « Oui, vraiment, es-tu folle, Thérèse ? Et moi qui te laisse parler, tant je suis abasourdie ! Tu as rêvé ! Ou bien on t'a monté la tête, des potins ! Explique-toi ! »
Sans répondre, M mede Fontanin enveloppa sa cousine d'un regard profond, presque tendre, qui semblait dire : « Pauvre âme retardée ! Tu es tout de même meilleure que ta vie ! » Mais soudain ce regard glissa jusqu'à la saillie de l'épaule, dont la chair nue, fraîche et grasse, palpitait sous les mailles de la dentelle comme un animal pris dans un filet : l'image qui surgit à ses yeux fut si précise qu'elle ferma les yeux ; une expression de haine, puis de souffrance, passa sur son visage. Alors elle dit pour en finir, comme si son courage l'eût abandonnée :
— « Je me suis trompée, peut-être… Donne-moi seulement son adresse. Ou plutôt, non, je ne demande pas que tu me dises où il est, mais préviens-le, préviens-le seulement qu'il faut que je le voie… »
Noémie redressa le buste :
— « Le prévenir ? Est-ce que je sais où il est, moi ? » Elle était devenue très rouge. « Et puis, est-ce bientôt fini, toutes ces clabauderies ? Jérôme vient me voir quelquefois ! Après ? On ne s'en cache pas ! Entre cousins ! La belle affaire ! » Son instinct lui souffla les mots qui blessent : « Il sera content quand je lui raconterai que tu es venue faire ici tout ce charivari ! »
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