« Quelle existence mène-t-il donc ici ? » se demandait Antoine. « Ses travaux, oui… Mais de quoi vit-il ? » Il fit diverses hypothèses, s'abandonnant un instant au cours de ses pensées, et finit par dire, à mi-voix :
— « Depuis que tu es majeur, tu aurais si bien pu prendre ta part de la fortune de maman… »
Une lueur d'amusement passa dans le regard de Jacques. Il faillit poser une interrogation. Une pointe de regret l'atteignit : il songea qu'il aurait pu, certains jours, éviter certaines besognes… Docks de Tunis… Sous-sol de l' Adriatica, à Trieste… Deutsche Buchdruckerei d'Innsbruck… Cela ne dura qu'une seconde ; et l'idée que la mort de M. Thibault allait le mettre définitivement à l'aise ne lui vint même pas à l'esprit. Non ! Sans leur argent, sans eux ! Tout seul !
— « Comment t'en tires-tu ? » hasarda Antoine. « Gagnes-tu facilement de quoi vivre ? »
Jacques promena ses regards autour de lui :
— « Tu vois bien. »
Antoine ne put se retenir d'insister :
— « Mais quoi ? Que fais-tu ? »
Le visage de Jacques avait repris son expression voilée, têtue. Un pli se formait et s'effaçait sur son front.
— « Je ne te questionne pas pour m'immiscer dans tes affaires », se hâta de protester Antoine. « Je n'ai qu'un désir, mon petit, c'est que tu organises au mieux ta vie, c'est que tu sois heureux ! »
— « Ça !.. » laissa échapper Jacques, sourdement. À n'en pas douter, le ton signifiait : « Ça, — que je sois heureux — c'est impossible ! » Il reprit aussitôt, d'une voix excédée, en haussant les épaules : « Laisse, Antoine, laisse… Tu ne me comprendrais pas bien. » Il fit l'effort de sourire. Après plusieurs pas indécis, il revint à la croisée, et, les yeux perdus, sans paraître remarquer la contradiction de ses paroles, il affirma de nouveau : « J'étais pleinement heureux, ici… Pleinement. »
Puis, consultant sa montre, il se retourna vers Antoine sans lui laisser le temps de renouer l'entretien :
— « Il faut que je te présente au père Cammerzinn. Et à sa fille, si elle est là. Ensuite, nous irons déjeuner. Pas ici, non : au dehors. » Il avait rouvert le poêle et le garnissait de bois, tout en parlant : « … Un ancien tailleur… Maintenant, conseiller municipal… Un fervent syndicaliste, aussi… Il a fondé une feuille hebdomadaire qu'il rédige presque tout seul… Un très brave homme, tu verras. »
Le vieux Cammerzinn, en manches de chemise, dans son bureau surchauffé, corrigeait des épreuves, équipé d'étranges lunettes rectangulaires dont les tiges d'or, souples comme des cheveux, s'enroulaient autour de ses petites oreilles charnues. Finaud sous ses airs puérils, sentencieux dans ses propos mais espiègle dans ses attitudes, il riait à tout instant, et, par-dessus ses lunettes, regardait avec insistance les gens dans les yeux. Il fit apporter de la bière. Il appelait Antoine : « Mon cher Monsieur » ; puis bientôt : « Mon cher garçon ».
Jacques annonça froidement que la santé de leur père l'obligeait à s'absenter « pour quelque temps », qu'il partirait ce soir, mais qu'il conserverait sa chambre, dont il paierait d'avance le mois en cours, et où il laisserait « toutes ses affaires ». Antoine ne sourcilla pas.
Le petit vieux, brandissant les feuillets qu'il avait devant lui, se lança dans une volubile improvisation sur un projet d'imprimerie coopérative pour les journaux du « parti ». À quoi Jacques, intéressé, sembla-t-il, donna la réplique. Antoine écoutait. Jacques ne paraissait pas pressé de retrouver le tête-à-tête. Attendait-il quelqu'un qui ne se montra pas ?
Enfin, il donna le signal du départ.
Dehors, une bise aigre s'était levée, qui charriait de la neige fondue.
— « Ça floque », dit Jacques.
Il tâchait de se montrer moins taciturne. En descendant de larges escaliers de pierre qui flanquaient un édifice public, il expliqua de lui-même que c'était l'Université. Le ton trahissait quelque fierté pour sa ville d'élection. Antoine admira. Mais les bouffées de pluie et de neige qui se succédaient en rafales les incitaient à gagner au plus vite un refuge.
Au coin de deux rues étroites, sillonnées de cyclistes et de piétons, Jacques se dirigea vers un rez-de-chaussée vitré, qui, pour toute enseigne, portait, en majuscules blanches, sur la glace de la porte :
GASTRONOMICA
La salle, lambrissée de vieux chêne, était toute en surfaces cirées. Le restaurateur, gros homme actif, sanguin, essoufflé, mais content de lui, de sa santé, de son personnel, de son menu, s'empressait auprès de ses clients, qu'il traitait comme des invités fortuits. Les murs étaient parsemés d'inscriptions en lettres gothiques : À Gastronomica, cuisine n'est pas chimie ! Ou bien : À Gastronomica, point de moutarde sèche au bord du moutardier !
Jacques, qui semblait moins contracté depuis la visite à Cammerzinn et cette marche sous la pluie, souriait de bonne grâce à l'amusement de son frère. C'était assez inattendu, cette curiosité d'Antoine pour le monde extérieur, ce regard gourmand, cet air de happer et de savourer au passage chaque trait significatif. Autrefois, dans les bouillons du quartier Latin où les deux frères avaient eu l'occasion de déjeuner ensemble, Antoine n'observait rien, et son premier geste était d'installer devant lui quelque revue médicale, dressée contre la carafe.
Antoine sentit que Jacques l'examinait.
— « Me trouves-tu changé ? » demanda-t-il.
L'autre fit un geste évasif. Oui, Antoine lui paraissait changé, très changé. Mais, en quoi ? N'était-ce pas, surtout, que Jacques avait oublié, au cours de ces trois ans, bien des particularités de son aîné ? Il les retrouvait, une à une. Par moments, tel geste d'Antoine — cette secousse de l'épaule et ce clignement de paupières, cette façon d'ouvrir la main en donnant une explication — le frappait soudain comme la rencontre d'une image jadis familière et totalement effacée de sa mémoire. Pourtant, d'autres singularités le troublaient sans lui rappeler rien qu'il eût désappris : l'expression générale de la physionomie, de l'attitude, cette sérénité naturelle, cette disposition conciliante, ce regard sans brusquerie ni dureté. Très nouveau, tout cela. Il essaya de le dire, en quelques mots confus. Antoine sourit. Il savait que c'était le legs de Rachel. Pendant plusieurs mois, la passion triomphante avait imprimé sur son visage, jusque-là rebelle à tout aveu de bonheur, une sorte d'assurance optimiste, peut-être même une satisfaction d'amant privilégié — pli qui n'avait jamais complètement disparu.
Le déjeuner était bon ; la bière, fluide, légère, glacée ; la salle, accueillante. Antoine, gaiement, s'étonnait des spécialités locales : il avait constaté que, sur ce terrain-là, le mutisme de son frère cédait plus volontiers. (Bien que, chaque fois que Jacques ouvrait la bouche, il semblât se jeter dans la conversation, avec désespoir. Sa parole, hésitante, hachée, devenait, par moments, sans raison, tumultueuse et vibrante, avec de brusques arrêts ; et, tout en parlant, il plongeait son regard dans celui de son aîné.)
— « Non, Antoine ! » répliqua-t-il à une boutade de celui-ci. « Tu aurais tort de croire… On ne peut pas dire qu'en Suisse… Ainsi, j'ai vu beaucoup d'autres pays ; eh bien, je t'assure… »
L'involontaire curiosité qu'il saisit sur le visage d'Antoine l'arrêta. Bientôt, regrettant peut-être cette humeur ombrageuse, il reprit de lui-même :
— « Tiens, celui-là, plutôt, pourrait être pris pour type : ce monsieur seul, qui parle au patron, à notre droite. Un assez bon type populaire du Suisse. L'aspect, la tenue… L'accent… »
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