Le roi sourit, fier du pouvoir de ses magiciens.
«Ce n’est pas assez d’avoir rompu l’enchantemant d’Aharon, dit Ennana; je vais le refaire.» Ennana agita sa baguette en sens inverse et prononça tout bas la formule contraire.
Aussitôt les grenouilles reparurent en plus grand nombre que jamais, sautillant et coassant; en un clin d’œil la terre en fut couverte; mais Aharon étendit son bâton, et le magicien d’Égypte ne put dissiper l’invasion provoquée par ses enchantements. Il eut beau redire les mots mystérieux, l’incantation avait perdu sa puissance.
Le collège des hiéroglyphites se retira rêveur et confus, poursuivi par l’immonde fléau. Les sourcils de Pharaon se contractèrent de fureur; mais il resta dans son endurcissement, et ne voulut pas obtempérer à la supplication de Mosché. Son orgueil essaya de lutter jusqu’au bout contre le Dieu inconnu d’Israël.
Cependant, ne pouvant se débarrasser de ces horribles bêtes, Pharaon promit à Mosché, s’il intercédait pour lui près de son Dieu, d’accorder aux Hébreux la liberté de sacrifier dans le désert:
Les grenouilles moururent ou rentrèrent sous les eaux; mais le cœur de Pharaon s’appesantit, et, malgré les douces remontrances de Tahoser, il ne tint pas sa promesse.
Alors ce fut sur l’Égypte un déchaînement de fléaux et de plaies; une lutte insensée s’établit entre les hiéroglyphites et les deux Hébreux dont ils répétaient les prodiges.
Mosché changea toute la poussière d’Égypte en insectes, Ennana en fit autant. Mosché prit deux poignées de suie et les lança vers le ciel devant le Pharaon; et aussitôt une peste rouge, des feux ardents s’attachèrent à la peau du peuple d’Égypte, respectant les Hébreux.
«imite ce prodige, s’écria Pharaon hors de lui, et rouge comme s’il avait eu sur la face le reflet d’une fournaise, en s’adressant au chef des hiéroglyphites.
– A quoi bon? répondit le vieillard d’un ton découragé; le doigt de l’Inconnu est dans tout ceci. Nos vaines formules ne sauraient prévaloir contre cette force mystérieuse. Soumets-toi, et laisse-nous rentrer dans nos retraites pour étudier ce Dieu nouveau, cet Éternel plus puissant qu’Ammon-Ra, qu’osiris, et que Typhon; la science de l’Égypte est vaincue; l’énigme que garde le sphinx n’a pas de mot, et la grande Pyramide ne recouvre que le néant de son énorme mystère.» Comme Pharaon refusait toujours de laisser partir les Hébreux, tout le bétail des Égyptiens fut frappé de mort; les Israélites n’en perdirent pas une seule tête.
Un vent du sud s’éleva et souffla toute la nuit, et lorsqu’au matin le jour parut, un immense nuage roux voilait le ciel d’un bout à l’autre; à travers ce brouillard fauve, le soleil luisait rouge comme un bouclier dans la forge, et semblait dépouillé de rayons.
Ce nuage différait des autres nuages; il était vivant, il bruissait et battait des ailes, et s’abattait sur la terre non en grosses gouttes de pluie, mais en bancs de sauterelles roses, jaunes et vertes, plus nombreuses que les grains de sable au désert libyque; elles se succédaient par tourbillons, comme la paille que disperse l’orage; l’air en était obscurci, épaissi; elles comblaient les fossés, les ravines, les cours d’eau, éteignaient sous leurs masses les feux allumés pour les détruire; elles se heurtaient aux obstacles et s’y amoncelaient, puis les débordaient. Ouvrait-on la bouche, on en respirait une; elles se logeaient dans les plis des vêtements, dans les cheveux, dans le; narines; leurs épaisses colonnes faisaient rebrousser les chars, renversaient le passant isolé et le recouvraient bientôt; leur formidable armée, sautelant et battant de l’aile, s’avançait sur l’Egypte, des Cataractes au Delta, occupant une largeur immense, fauchant l’herbe, réduisant les arbres à l’état de squelettes, dévorant les plantes jusqu’à la racine, et ne laissant derrière elle qu’une terre nue et battue comme une aire.
A la prière du Pharaon, Mosché fit cesser le fléau; un vent d’ouest, d’une violence extrême, emporta toutes les sauterelles dans la mer des Algues; mais ce cœur obstiné, plus dur que l’airain, le porphyre et le basalte, ne se rendit pas encore.
Une grêle, fléau inconnu à l’Égypte, tomba du ciel, parmi des éclairs aveuglants et des tonnerres à rendre sourd, par grêlons énormes, hachant tout, brisant tout, rasant le blé, comme l’eût fait une faucille; puis, des ténèbres noires, opaques, effrayantes, où les lampes s’éteignaient comme dans les profondeurs des syringes privées d’air, étendirent leurs nuages lourds sur cette terre d’Égypte si blonde, si lumineuse, si dorée sous son ciel d’azur, dont la nuit est plus claire que le jour des autres climats. Le peuple, épouvanté, se croyant déjà enveloppé par l’ombre impénétrable du sépulcre, errait à tâtons ou s’asseyait le long des propylées, poussant des cris plaintifs et déchirant ses habits.
Une nuit, nuit d’épouvante et d’horreur, un spectre vola sur toute l’Égypte, entrant dans chaque maison dont la porte n’était pas marquée de rouge, et tous les premiers-nés mâles moururent, le fils de Pharaon comme le fils du plus misérable paraschiste; et le roi, malgré tous ces signes terribles, ne voulait pas céder.
Il se tenait au fond de son palais, farouche, silencieux, regardant le corps de son fils étendu sur le lit funèbre à pieds de chacal, et ne sentant pas les larmes dont Tahoser lui baignait les mains.
Mosché se dressa sur le seuil de la chambre sans que personne l’eût introduit, car tous les serviteurs s’étaient enfuis de côté et d’autre, et il répéta sa demande avec une solennité imperturbable.
«Allez! dit enfin Pharaon; sacrifiez à votre Dieu comme il vous conviendra.» Tahoser sauta au cou du roi et lui dit:
«Je t’aime maintenant; tu es un homme, et non un dieu de granit.»
Pharaon ne répondit pas à Tahoser; il regardait toujours d’un œil sombre le cadavre de son fils premier-né; son orgueil indompté se révoltait même en se soumettant. Dans son cœur, il ne croyait pas encore à l’éternel, et il expliquait les plaies dont l’Égypte avait été frappée par le pouvoir magique de Mosché et d’Aharon, plus grand que celui de ses hiéroglyphites. L’idée de céder exaspérait cette âme violente et farouche; mais, quand même il eût voulu retenir les Israélites, son peuple effrayé ne l’eût pas permis; les Égyptiens ayant peur de mourir, tous eussent chassé ces étrangers, cause de leurs maux. Ils s’écartaient d’eux avec une terreur superstitieuse, et, lorsque le grand Hébreu passait, suivi d’Aharon, les plus braves s’enfuyaient, redoutant quelque nouveau prodige, et ils se disaient: «La verge de son compagnon va-t-elle encore se changer en serpent et s’enlacer autour de nous!» Tahoser avait-elle donc oublié Poëri en jetant ses bras au cou de Pharaon? Nullement; mais elle sentait sourdre dans cette âme obstinée des projets de vengeance et d’extermination. Elle craignait des massacres où se fussent trouvés enveloppés le jeune Hébreu et la douce Ra’hel, une tuerie générale qui cette fois eût changé les eaux du Nil en véritable sang, et elle tâchait de détourner la colère du roi par ses caresses et ses douces paroles.
Le cortège funèbre vint prendre le corps du jeune prince pour l’emporter au quartier des Memnonia, où il devait subir les préparations de l’embaumement, qui durent soixante-dix jours. Pharaon le vit partir d’un air morne, et il dit, comme agité d’un pressentiment mélancolique:
«Voici que je n’ai plus de fils, à Tahoser; si je meurs, tu seras reine d’Égypte.
– Pourquoi parles-tu de mort? dit la fille du prêtre; les années succéderont aux années sans laisser trace de leur passage sur ton corps robuste, et autour de toi les générations tomberont comme les feuilles autour d’un arbre qui reste debout.
Читать дальше