«On dirait, pensa d'Artagnan, que ce gaillard-là n'a jamais exercé que la partie supérieure de sa tête, l'œil et le cerveau et ce doit être un homme de science: la bouche, le nez, le menton ne signifient absolument rien.»
– Monsieur, répliqua celui dont on fouillait ainsi l'idée et la personne, vous me faites honneur, non pas que je m'ennuyasse; j'ai, ajouta-t-il en souriant, une compagnie qui me distrait toujours; mais n'importe, je suis très heureux de vous recevoir.
Mais, en disant ces mots, l'homme aux bottes usées jeta un regard inquiet sur sa table, dont les huîtres avaient disparu et sur laquelle il ne restait plus qu'un morceau de lard salé.
– Monsieur, se hâta de dire d'Artagnan, l'hôte me monte une jolie volaille rôtie et un superbe tourteau.
D'Artagnan avait lu dans le regard de son compagnon, si rapide qu'il eût été, la crainte d'une attaque par un parasite. Il avait deviné juste: à cette ouverture, les traits de l'homme aux dehors modestes se déridèrent.
En effet comme s'il eût guetté son entrée, l'hôte parut aussitôt, portant les mets annoncés.
Le tourteau et la sarcelle étant ajoutés au morceau de lard grillé, d'Artagnan et son convive se saluèrent, s'assirent face à face, et comme deux frères firent le partage du lard et des autres plats.
– Monsieur, dit d'Artagnan, avouez que c'est une merveilleuse chose que l'association.
– Pourquoi? demanda l'étranger la bouche pleine.
– Eh bien! je vais vous le dire, répondit d'Artagnan.
L'étranger donna trêve aux mouvements de ses mâchoires pour mieux écouter.
– D'abord, continua d'Artagnan, au lieu d'une chandelle que nous avions chacun, en voici deux.
– C'est vrai, dit l'étranger, frappé de l'extrême justesse de l'observation.
– Puis je vois que vous mangez mon tourteau par préférence, tandis que moi, par préférence, je mange votre lard.
– C'est encore vrai.
– Enfin, par-dessus le plaisir d'être mieux éclairé et de manger des choses de son goût, je mets le plaisir de la société.
– En vérité, monsieur, vous êtes jovial, dit agréablement l’inconnu.
– Mais oui, monsieur; jovial comme tous ceux qui n'ont rien dans la tête. Oh! il n'en est pas ainsi de vous, poursuivit d'Artagnan, et je vois dans vos yeux toute sorte de génie.
– Oh! monsieur…
– Voyons, avouez-moi une chose.
– Laquelle?
– C'est que vous êtes un savant.
– Ma foi, monsieur…
– Hein?
– Presque.
– Allons donc!
– Je suis un auteur.
– Là! s'écria d'Artagnan ravi en frappant dans ses deux mains, je ne m'étais pas trompé! C'est du miracle…
– Monsieur…
– Eh quoi! continua d'Artagnan, j'aurais le bonheur de passer cette nuit dans la société d'un auteur, d'un auteur célèbre peut-être?
– Oh! fit l'inconnu en rougissant, célèbre, monsieur, célèbre n'est pas le mot.
– Modeste! s'écria d'Artagnan transporté; il est modeste!
Puis, revenant à l'étranger avec le caractère d'une brusque bonhomie:
– Mais, dites-moi au moins le nom de vos œuvres, monsieur, car vous remarquerez que vous ne m'avez point dit le vôtre, et que j'ai été forcé de vous deviner.
– Je m'appelle Jupenet, monsieur, dit l'auteur.
– Beau nom! fit d'Artagnan; beau nom, sur ma parole, et je ne sais pourquoi, pardonnez-moi cette bévue, si c'en est une, je ne sais comment je me figure avoir entendu prononcer ce nom quelque part.
– Mais j'ai fait des vers, dit modestement le poète.
– Eh! voilà! on me les aura fait lire.
– Une tragédie.
– Je l'aurai vu jouer.
Le poète rougit encore.
– Je ne crois pas, car mes vers n'ont pas été imprimés.
– Eh bien! je vous le dis, c'est la tragédie qui m'aura appris votre nom.
– Vous vous trompez encore, car messieurs les comédiens de l'hôtel de Bourgogne n'en ont pas voulu, dit le poète avec le sourire dont certains orgueils savent seuls le secret.
D'Artagnan se mordit les lèvres.
– Ainsi donc, monsieur, continua le poète, vous voyez que vous êtes dans l'erreur à mon endroit, et que, n'étant point connu du tout de vous, vous n'avez pu entendre parler de moi.
– Voilà qui me confond. Ce nom de Jupenet me semble cependant un beau nom et bien digne d'être connu, aussi bien que ceux de MM. Corneille, ou Rotrou, ou Garnier. J'espère, monsieur, que vous voudrez bien me dire un peu votre tragédie, plus tard, comme cela, au dessert. Ce sera la rôtie au sucre, mordioux! Ah! pardon, monsieur, c'est un juron, qui m'échappe parce qu'il est habituel à mon seigneur et maître. Je me permets donc quelquefois d'usurper ce juron qui me paraît de bon goût. Je me permets cela en son absence seulement, bien entendu, car vous comprenez qu'en sa présence… Mais en vérité, monsieur, ce cidre est abominable; n'êtes-vous point de mon avis? Et de plus le pot est de forme si peu régulière qu'il ne tient point sur la table.
– Si nous le calions?
– Sans doute: mais avec quoi?
– Avec ce couteau.
– Et la sarcelle, avec quoi la découperons-nous? comptez-vous par hasard ne pas toucher à la sarcelle?
– Si fait.
– Eh bien! alors…
– Attendez.
Le poète fouilla dans sa poche et en tira un petit morceau de fonte oblong, quadrangulaire, épais d'une ligne à peu près, long d'un pouce et demi.
Mais à peine le petit morceau de fonte eut-il vu le jour que le poète parut avoir commis une imprudence et fit un mouvement pour le remettre dans sa poche.
D'Artagnan s'en aperçut. C'était un homme à qui rien n'échappait.
Il étendit la main vers le petit morceau de fonte.
– Tiens, c'est gentil, ce que vous tenez là, dit-il; peut-on voir?
– Certainement, dit le poète, qui parut avoir cédé trop vite à un premier mouvement, certainement qu'on peut voir; mais vous avez beau regarder, ajouta-t-il d'un air satisfait, si je ne vous dis point à quoi cela sert, vous ne le saurez pas.
D'Artagnan avait saisi comme un aveu les hésitations du poète et son empressement à cacher le morceau de fonte qu'un premier mouvement l'avait porté à sortir de sa poche.
Aussi, son attention une fois éveillée sur ce point, il se renferma dans une circonspection qui lui donnait en toute occasion la supériorité. D'ailleurs, quoi qu'en eût dit M. Jupenet, à la simple inspection de l'objet, il l'avait parfaitement reconnu.
C'était un caractère d'imprimerie.
– Devinez-vous ce que c'est? continua le poète.
– Non! dit d'Artagnan; non, ma foi!
– Eh bien! monsieur, dit maître Jupenet, ce petit morceau de fonte est une lettre d'imprimerie.
– Bah!
– Une majuscule.
– Tiens! tiens! fit M. Agnan écarquillant des yeux bien naïfs.
– Oui, monsieur, un J majuscule, la première lettre de mon nom.
– Et c'est une lettre, cela?
– Oui, monsieur.
– Eh bien! je vais vous avouer une chose.
– Laquelle?
– Non! car c'est encore une bêtise que je vais vous dire.
– Eh! non, fit maître Jupenet d'un air protecteur.
– Eh bien! je ne comprends pas, si cela est une lettre, comment on peut faire un mot.
– Un mot?
– Pour l'imprimer, oui.
– C'est bien facile.
– Voyons.
– Cela vous intéresse?
– Énormément.
– Eh bien! je vais vous expliquer la chose. Attendez!
– J'attends.
– M'y voici.
– Bon!
– Regardez bien.
– Je regarde.
D'Artagnan, en effet, paraissait absorbé dans sa contemplation. Jupenet tira de sa poche sept ou huit autres morceaux de fonte, mais plus petits.
– Ah! ah! fit d'Artagnan.
– Quoi?
– Vous avez donc toute une imprimerie dans votre poche. Peste! c'est curieux, en effet.
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