– Mais vous avez l’air de dire qu’elle ne l’aime pas.
– Hélas! je pense encore au temps où elle m’a aimé, madame.
Henriette eut un moment d’admiration pour cette incrédulité sublime; puis, haussant les épaules:
– Vous ne me croyez pas! dit-elle. Oh! comme vous l’aimez, vous! et vous doutez qu’elle aime le roi, elle?
– Jusqu’à la preuve. Pardon, j’ai sa parole, voyez-vous, et elle est fille noble.
– La preuve?… Eh bien! soit; venez!
Chapitre CXCII – Visite domiciliaire
La princesse, précédant Raoul, le conduisit à travers la cour vers le corps de bâtiment qu’habitait La Vallière, et, montant l’escalier qu’avait monté Raoul le matin même, elle s’arrêta à la porte de la chambre où le jeune homme, à son tour, avait été si étrangement reçu par Montalais.
Le moment était bien choisi pour accomplir le projet conçu par Madame Henriette: le château était vide; le roi, les courtisans et les dames étaient partis pour Saint-Germain. Madame Henriette, seule, sachant le retour de Bragelonne et pensant au parti qu’elle avait à tirer de ce retour, avait prétexté une indisposition, et était restée.
Madame était donc sûre de trouver vides la chambre de La Vallière, et l’appartement de Saint-Aignan. Elle tira une double clef de sa poche, et ouvrit la porte de sa demoiselle d’honneur.
Le regard de Bragelonne plongea dans cette chambre qu’il reconnut, et l’impression que lui fit la vue de cette chambre fut un des premiers supplices qui l’attendaient.
La princesse le regarda, et son œil exercé put voir ce qui se passait dans le cœur du jeune homme.
– Vous m’avez demandé des preuves, dit-elle; ne soyez donc pas surpris si je vous en donne. Maintenant, si vous ne vous croyez pas le courage de les supporter, il en est temps encore, retirons-nous.
– Merci, madame, dit Bragelonne; mais je suis venu pour être convaincu. Vous avez promis de me convaincre, convainquez-moi.
– Entrez donc, dit Madame, et refermez la porte derrière vous.
Bragelonne obéit, et se retourna vers la princesse, qu’il interrogea du regard.
– Vous savez où vous êtes? demanda Madame Henriette.
– Mais tout me porte à croire, madame, que je suis dans la chambre de Mlle de La Vallière?
– Vous y êtes.
– Mais je ferai observer à Votre Altesse que cette chambre est une chambre, et n’est pas une preuve.
– Attendez.
La princesse s’achemina vers le pied du lit, replia le paravent, et, se baissant vers le parquet:
– Tenez, dit-elle, baissez-vous et levez vous-même cette trappe.
– Cette trappe? s’écria Raoul avec surprise, car les mots de d’Artagnan commençaient à lui revenir en mémoire, et il se souvenait que d’Artagnan avait vaguement prononcé ce mot.
Et Raoul chercha des yeux, mais inutilement, une fente qui indiquât une ouverture ou un anneau qui aidât à soulever une portion quelconque du plancher.
– Ah! c’est vrai! dit en riant Madame Henriette j’oubliais le ressort caché: la quatrième feuille du parquet; appuyer sur l’endroit où le bois fait un nœud. Voilà l’instruction. Appuyez vous-même, vicomte, appuyez, c’est ici.
Raoul, pâle comme un mort, appuya le pouce sur l’endroit indiqué et, en effet, à l’instant même, le ressort joua et la trappe se souleva d’elle-même.
– C’est très ingénieux, dit la princesse, et l’on voit que l’architecte a prévu que ce serait une petite main qui aurait à utiliser ce ressort: voyez comme cette trappe s’ouvre toute seule?
– Un escalier! s’écria Raoul.
– Oui, et très élégant même, dit Madame Henriette. Voyez, vicomte, cet escalier a une rampe destinée à garantir des chutes les délicates personnes qui se hasarderaient à le descendre, ce qui fait que je m’y risque. Allons, suivez-moi, vicomte, suivez-moi.
– Mais, avant de vous suivre, madame, où conduit cet escalier?
– Ah! c’est vrai, j’oubliais de vous le dire.
– J’écoute, madame, dit Raoul respirant à peine.
– Vous savez peut-être que M. de Saint-Aignan demeurait autrefois presque porte à porte avec le roi?
– Oui, madame, je le sais; c’était ainsi avant mon départ et, plus d’une fois, j’ai eu l’honneur de le visiter à son ancien logement.
– Eh bien! il a obtenu du roi de changer ce commode et bel appartement que vous lui connaissiez contre les deux petites chambres auxquelles mène cet escalier, et qui forment un logement deux fois plus petit et dix fois plus éloigné de celui du roi, dont le voisinage, cependant, n’est point dédaigné, en général, par messieurs de la Cour.
– Fort bien, madame, reprit Raoul; mais continuez, je vous prie, car je ne comprends point encore.
– Eh bien! il s’est trouvé, par hasard, continua la princesse, que ce logement de M. de Saint-Aignan est situé au-dessous de ceux de mes filles, et particulièrement au-dessous de celui de La Vallière.
– Mais dans quel but cette trappe et cet escalier?
– Dame! je l’ignore. Voulez-vous que nous descendions chez M. de Saint Aignan? Peut-être y trouverons-nous l’explication de l’énigme.
Et Madame donna l’exemple en descendant elle-même.
Raoul la suivit en soupirant.
Chaque marche qui craquait sous les pieds de Bragelonne le faisait pénétrer d’un pas dans cet appartement mystérieux, qui renfermait encore les soupirs de La Vallière, et les plus suaves parfums de son corps.
Bragelonne reconnut, en absorbant l’air par ses haletantes aspirations, que la jeune fille avait dû passer par là.
Puis, après ces émanations, preuves invisibles, mais certaines, vinrent les fleurs qu’elle aimait, les livres qu’elle avait choisis. Raoul eût-il conservé un seul doute, qu’il l’eût perdu à cette secrète harmonie des goûts et des alliances de l’esprit avec l’usage des objets qui accompagnent la vie. La Vallière était pour Bragelonne en vivante présence dans les meubles, dans le choix des étoffes, dans les reflets mêmes du parquet.
Muet et écrasé, il n’avait plus rien à apprendre, et ne suivait plus son impitoyable conductrice que comme le patient suit le bourreau.
Madame, cruelle comme une femme délicate et nerveuse, ne lui faisait grâce d’aucun détail.
Mais, il faut le dire, malgré l’espèce d’apathie dans laquelle il était tombé, aucun de ces détails, fût-il resté seul, n’eût échappé à Raoul. Le bonheur de la femme qu’il aime, quand ce bonheur lui vient d’un rival, est une torture pour un jaloux. Mais, pour un jaloux tel que était Raoul, pour ce cœur qui, pour la première fois s’imprégnait de fiel, le bonheur de Louise, c’était une mort ignominieuse, la mort du corps et de l’âme.
Il devina tout: les mains qui s’étaient serrées, les visages rapprochés qui s’étaient mariés en face des miroirs, sorte de serment si doux pour les amants qui se voient deux fois, afin de mieux graver le tableau dans leur souvenir.
Il devina le baiser invisible sous les épaisses portières retombant délivrées de leurs embrasses. Il traduisit en fiévreuses douleurs l’éloquence des lits de repos, enfouis dans leur ombre.
Ce luxe, cette recherche pleine d’enivrement, ce soin minutieux d’épargner tout déplaisir à l’objet aimé, ou de lui causer une gracieuse surprise; cette puissance de l’amour multipliée par la puissance royale, frappa Raoul d’un coup mortel. Oh! s’il est un adoucissement aux poignantes douleurs de la jalousie, c’est l’infériorité de l’homme qu’on vous préfère: tandis qu’au contraire s’il est un enfer dans l’enfer, une torture sans nom dans la langue, c’est la toute-puissance d’un dieu mise à la disposition d’un rival, avec la jeunesse, la beauté, la grâce. Dans ces moments-là, Dieu lui-même semble avoir pris parti contre l’amant dédaigné.
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