Les bruits s’éteignaient dans toute la maison, et chacun respectait le sommeil du seigneur. Mais Grimaud, en prêtant l’oreille, s’aperçut que le comte ne respirait plus.
Il se souleva, ses mains appuyées sur le sol, et, de sa place, regarda s’il ne s’éveillerait pas un tressaillement dans le corps de son maître.
Rien! la peur le prit; il se leva tout à fait, et, au même moment, il entendit marcher dans l’escalier; un bruit d’éperons heurtés par une épée, son belliqueux, familier à ses oreilles, l’arrêta comme il allait marcher vers le lit d’Athos. Une voix plus vibrante encore que le cuivre et l’acier retentit à trois pas de lui.
– Athos! Athos! mon ami! criait cette voix émue jusqu’aux larmes.
– Monsieur le chevalier d’Artagnan! balbutia Grimaud.
– Où est-il? continua le mousquetaire.
Grimaud lui saisit le bras dans ses doigts osseux, et lui montra le lit, sur les draps duquel tranchait déjà la teinte livide du cadavre.
Une respiration haletante, le contraire d’un cri aigu, gonfla la gorge de d’Artagnan.
Il s’avança sur la pointe du pied, frissonnant, épouvanté du bruit que faisaient ses pas sur le parquet, et le cœur déchiré par une angoisse sans nom. Il approcha son oreille de la poitrine d’Athos, son visage de la bouche du comte. Ni bruit ni souffle. D’Artagnan recula.
Grimaud, qui l’avait suivi des yeux et pour qui chacun de ses mouvements avait été une révélation, vint timidement s’asseoir au pied du lit, et colla ses lèvres sur le drap que soulevaient les pieds roidis de son maître.
Alors on vit de larges pleurs s’échapper de ses yeux rougis.
Ce vieillard au désespoir, qui larmoyait courbé sans proférer une parole, offrait le plus émouvant spectacle que d’Artagnan, dans sa vie d’émotions, eût jamais rencontré.
Le capitaine resta debout en contemplation devant ce mort souriant, qui semblait avoir gardé sa dernière pensée pour faire à son meilleur ami, à l’homme qu’il avait le plus aimé après Raoul, un accueil gracieux, même au-delà de la vie, et, comme pour répondre à cette suprême flatterie de l’hospitalité, d’Artagnan alla baiser Athos au front et, de ses doigts tremblants, lui ferma les yeux.
Puis il s’assit au chevet du lit, sans peur de ce mort qui lui avait été si doux et si bienveillant pendant trente-cinq années; il se nourrit avidement des souvenirs que le noble visage du comte lui ramenait en foule à l’esprit, les uns fleuris et charmants comme ce sourire, les autres sombres, mornes et glacés, comme cette figure aux yeux clos pour l’éternité.
Tout à coup, le flot amer qui montait de minute en minute envahit son cœur, et lui brisa la poitrine. Incapable de maîtriser son émotion, il se leva, et, s’arrachant violemment de cette chambre, où il venait de trouver mort celui auquel il venait apporter la nouvelle de la mort de Porthos, il poussa des sanglots si déchirants, que les valets, qui semblaient n’attendre qu’une explosion de douleur, y répondirent par leurs clameurs lugubres, et les chiens du seigneur par leurs lamentables hurlements.
Grimaud fut le seul qui n’éleva pas la voix. Même dans le paroxysme de sa douleur, il n’eût pas osé profaner la mort, ni pour la première fois troubler le sommeil de son maître. Athos, d’ailleurs, l’avait habitué à ne parler jamais.
Au point du jour, d’Artagnan, qui avait erré dans la salle basse en se mordant les poings pour étouffer ses soupirs, d’Artagnan monta encore une fois l’escalier, et, guettant le moment où Grimaud tournerait la tête de son côté, il lui fit signe de venir à lui, ce que le fidèle serviteur exécuta sans faire plus de bruit qu’une ombre.
D’Artagnan redescendit suivi de Grimaud.
Une fois au vestibule, prenant les mains du vieillard:
– Grimaud, dit-il, j’ai vu comment le père est mort: dis-moi maintenant comment est mort le fils.
Grimaud tira de son sein une large lettre, sur l’enveloppe de laquelle était tracée l’adresse d’Athos. Il reconnut l’écriture de M. de Beaufort, brisa le cachet et se mit à lire en arpentant, aux premiers rayons du jour bleuâtre, la sombre allée de vieux tilleuls foulée par les pas encore visibles du comte qui venait de mourir.
Chapitre CCLXV – Bulletin
Le duc de Beaufort écrivait à Athos. La lettre destinée à l’homme n’arrivait qu’au mort. Dieu changeait l’adresse.
«Mon cher comte, écrivait le prince avec sa grande écriture d’écolier malhabile, un grand malheur nous frappe au milieu d’un grand triomphe. Le roi perd un soldat des plus braves. Je perds un ami. Vous perdez M. de Bragelonne.
«Il est mort glorieusement, et si glorieusement, que je n’ai pas la force de pleurer comme je voudrais.
«Recevez mes tristes compliments, mon cher comte. Le Ciel nous distribue les épreuves selon la grandeur de notre cœur. Celle-là est immense, mais non au-dessus de votre courage.
«Votre bon ami,
«Le duc de Beaufort.»
Cette lettre renfermait une relation écrite par un des secrétaires du prince. C’était le plus touchant récit et le plus vrai de ce lugubre épisode qui dénouait deux existences.
D’Artagnan, accoutumé aux émotions de la bataille, et le cœur cuirassé contre les attendrissements, ne put s’empêcher de tressaillir en lisant le nom de Raoul, le nom de cet enfant chéri, devenu, comme son père, une ombre.
«Le matin, disait le secrétaire du prince, M. le duc commanda l’attaque. Normandie et Picardie avaient pris position dans les roches grises dominées par le talus de la montagne, sur le versant de laquelle s’élèvent les bastions de Djidgelli.
«Le canon, commençant à tirer, engagea l’action; les régiments marchèrent pleins de résolution; les piquiers avaient la pique haute; les porteurs de mousquets avaient l’arme au bras. Le prince suivait attentivement la marche et le mouvement des troupes, qu’il était prêt à soutenir avec une forte réserve.
«Auprès de Monseigneur étaient les plus vieux capitaines et ses aides de camp. M. le vicomte de Bragelonne avait reçu l’ordre de ne pas quitter Son Altesse.
«Cependant le canon de l’ennemi, qui d’abord avait tonné indifféremment contre les masses, avait réglé son feu, et les boulets, mieux dirigés, étaient venus tuer quelques hommes autour du prince. Les régiments formés en colonne, et qui s’avançaient contre les remparts, furent un peu maltraités. Il y avait hésitation de la part de nos troupes, qui se voyaient mal secondées par notre artillerie. En effet, les batteries qu’on avait établies la veille n’avaient qu’un tir faible et incertain, en raison de leur position. La direction de bas en haut nuisait à la justesse des coups et de la portée.
«Monseigneur, comprenant le mauvais effet de cette position de l’artillerie de siège, commanda aux frégates embossées dans la petite rade de commencer un feu régulier contre la place.
«Pour porter cet ordre, M. de Bragelonne s’offrit tout d’abord; mais Monseigneur refusa d’acquiescer à la demande du vicomte.
«Monseigneur avait raison, puisqu’il aimait et voulait ménager ce jeune seigneur; il avait bien raison, et l’événement se chargea de justifier sa prévision et son refus; car, à peine le sergent que Son Altesse avait chargé du message sollicité par M. de Bragelonne fut-il arrivé au bord de la mer, que deux gros coups de longue escopette partirent des rangs de l’ennemi et vinrent l’abattre.
«Le sergent tomba sur le sable mouillé qui but son sang.
«Ce que voyant, M. de Bragelonne sourit à Monseigneur, lequel lui dit:
«- Vous voyez, vicomte, je vous sauve la vie. Rapportez-le plus tard à M. le comte de La Fère, afin que, l’apprenant de vous, il m’en sache gré, à moi.
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