Enfin, Georges prononça, comme parlant à lui-même :
« Vraiment, c’est bien étonnant ! »
Madeleine demanda :
« Quoi donc, mon ami ?
— Que Vaudrec ne nous ait rien laissé ! »
Elle rougit brusquement, comme si un voile rose se fût étendu tout à coup sur sa peau blanche, en montant de la gorge au visage, et elle dit :
« Pourquoi nous aurait-il laissé quelque chose ? Il n’y avait aucune raison pour ça ! »
Puis, après quelques instants de silence, elle reprit :
« Il existe peut-être un testament chez un notaire. Nous ne saurions rien encore. »
Il réfléchit, puis murmura :
« Oui, c’est probable, car, enfin, c’était notre meilleur ami, à tous les deux. Il dînait deux fois par semaine à la maison, il venait à tout moment. Il était chez lui chez nous, tout à fait chez lui. Il t’aimait comme un père, et il n’avait pas de famille, pas d’enfants, pas de frères ni de sœurs, rien qu’un neveu, un neveu éloigné. Oui, il doit y avoir un testament. Je ne tiendrais pas à grand-chose, un souvenir, pour prouver qu’il a pensé à nous, qu’il nous aimait, qu’il reconnaissait l’affection que nous avions pour lui. Il nous devait bien une marque d’amitié. »
Elle dit, d’un air pensif et indifférent :
« C’est possible, en effet, qu’il y ait un testament. »
Comme ils rentraient chez eux, le domestique présenta une lettre à Madeleine. Elle l’ouvrit, puis la tendit à son mari.
« Étude de Maître Lamaneur
Notaire
17, rue des Vosges
Madame,
J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien passer à mon étude, de deux heures à quatre heures, mardi, mercredi ou jeudi, pour affaire qui vous concerne.
Recevez, etc.
LAMANEUR. »
Georges avait rougi, à son tour :
« Ça doit être ça. C’est drôle que ce soit toi qu’il appelle, et non moi qui suis légalement le chef de famille. »
Elle ne répondit point d’abord, puis après une courte réflexion :
« Veux-tu que nous y allions tout à l’heure ?
— Oui, je veux bien. »
Ils se mirent en route dès qu’ils eurent déjeuné.
Lorsqu’ils entrèrent dans l’étude de maître Lamaneur, le premier clerc se leva avec un empressement marqué et les fit pénétrer chez son patron.
Le notaire était un petit homme tout rond, rond de partout. Sa tête avait l’air d’une boule clouée sur une autre boule que portaient deux jambes si petites, si courtes qu’elles ressemblaient aussi presque à des boules.
Il salua, indiqua des sièges, et dit en se tournant vers Madeleine :
« Madame, je vous ai appelée afin de vous donner connaissance du testament du comte de Vaudrec qui vous concerne. »
Georges ne put se tenir de murmurer :
« Je m’en étais douté. »
Le notaire ajouta :
« Je vais vous communiquer cette pièce, très courte d’ailleurs. »
Il atteignit un papier dans un carton devant lui, et lut :
« Je soussigné, Paul-Émile-Cyprien-Gontran, comte de Vaudrec, sain de corps et d’esprit, exprime ici mes dernières volontés.
La mort pouvant nous emporter à tout moment, je veux prendre, en prévision de son atteinte, la précaution d’écrire mon testament qui sera déposé chez maître Lamaneur.
N’ayant pas d’héritiers directs, je lègue toute ma fortune, composée de valeurs de bourse pour six cent mille francs et de biens-fonds pour cinq cent mille francs environ, à Mme Claire-Madeleine Du Roy, sans aucune charge ou condition. Je la prie d’accepter ce don d’un ami mort, comme preuve d’une affection dévouée, profonde et respectueuse. »
Le notaire ajouta :
« C’est tout. Cette pièce est datée du mois d’août dernier et a remplacé un document de même nature, fait il y a deux ans, au nom de Mme Claire-Madeleine Forestier. J’ai ce premier testament qui pourrait prouver, en cas de contestation de la part de la famille, que la volonté de M. le comte de Vaudrec n’a point varié. »
Madeleine, très pâle, regardait ses pieds. Georges, nerveux, roulait entre ses doigts le bout de sa moustache. Le notaire reprit, après un moment de silence :
« Il est bien entendu, Monsieur, que Madame ne peut accepter ce legs sans votre consentement. »
Du Roy se leva, et, d’un ton sec :
« Je demande le temps de réfléchir. »
Le notaire, qui souriait, s’inclina, et d’une voix aimable :
« Je comprends le scrupule qui vous fait hésiter, Monsieur. Je dois ajouter que le neveu de M. de Vaudrec, qui a pris connaissance, ce matin même, des dernières intentions de son oncle, se déclare prêt à les respecter si on lui abandonne une somme de cent mille francs. À mon avis, le testament est inattaquable, mais un procès ferait du bruit qu’il vous conviendra peut-être d’éviter. Le monde a souvent des jugements malveillants. Dans tous les cas, pourrez-vous me faire connaître votre réponse sur tous les points avant samedi ? »
Georges s’inclina : « Oui, Monsieur. » Puis il salua avec cérémonie, fit passer sa femme demeurée muette, et il sortit d’un air tellement roide que le notaire ne souriait plus.
Dès qu’ils furent rentrés chez eux, Du Roy ferma brusquement la porte, et, jetant son chapeau sur le lit :
« Tu as été la maîtresse de Vaudrec ? »
Madeleine, qui enlevait son voile, se retourna d’une secousse :
« Moi ? Oh !
— Oui, toi. On ne laisse pas toute sa fortune à une femme, sans que… »
Elle était devenue tremblante et ne parvenait point à ôter les épingles qui retenaient le tissu transparent.
Après un moment de réflexion, elle balbutia, d’une voix agitée :
« Voyons… voyons… tu es fou… tu es… tu es… Est-ce que toi-même… tout à l’heure… tu n’espérais pas… qu’il te laisserait quelque chose ? »
Georges restait debout, près d’elle, suivant toutes ses émotions, comme un magistrat qui cherche à surprendre les moindres défaillances d’un prévenu. Il prononça, en insistant sur chaque mot :
« Oui… il pouvait me laisser quelque chose, à moi… à moi, ton mari… à moi, son ami… entends-tu… mais pas à toi… à toi, son amie… à toi, ma femme. La distinction est capitale, essentielle, au point de vue des convenances… et de l’opinion publique. »
Madeleine, à son tour, le regardait fixement, dans la transparence des yeux, d’une façon profonde et singulière, comme pour y lire quelque chose, comme pour y découvrir cet inconnu de l’être qu’on ne pénètre jamais et qu’on peut à peine entrevoir en des secondes rapides, en ces moments de non-garde, ou d’abandon, ou d’inattention, qui sont comme des portes laissées entrouvertes sur les mystérieux dedans de l’esprit. Et elle articula lentement :
« Il me semble pourtant que si… qu’on eût trouvé au moins aussi étrange un legs de cette importance, de lui… à toi. »
Il demanda brusquement :
« Pourquoi ça ? »
Elle dit :
« Parce que… »
Elle hésita, puis reprit :
« Parce que tu es mon mari… que tu ne le connais en somme que depuis peu… parce que je suis son amie depuis très longtemps… moi… parce que son premier testament, fait du vivant de Forestier, était déjà en ma faveur. »
Georges s’était mis à marcher à grands pas. Il déclara :
« Tu ne peux pas accepter ça. »
Elle répondit avec indifférence :
« Parfaitement ; alors, ce n’est pas la peine d’attendre à samedi ; nous pouvons faire prévenir tout de suite maître Lamaneur. »
Il s’arrêta en face d’elle ; et ils demeurèrent de nouveau quelques instants les yeux dans les yeux, s’efforçant d’aller jusqu’à l’impénétrable secret de leurs cœurs, de se sonder jusqu’au vif de la pensée. Ils tâchaient de se voir à nu la conscience en une interrogation ardente et muette : lutte intime de deux êtres qui, vivant côte à côte, s’ignorent toujours, se soupçonnent, se flairent, se guettent, mais ne se connaissent pas jusqu’au fond vaseux de l’âme.
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