Forestier, de plus en plus souffrant, lui avait confié son beau bilboquet en bois des Îles, le dernier acheté, qu’il trouvait un peu lourd, et Duroy manœuvrait d’un bras vigoureux la grosse boule noire au bout de sa corde, en comptant tout bas : « Un – deux – trois – quatre – cinq – six »
Il arriva justement, pour la première fois, à faire vingt points de suite, le jour même où il devait dîner chez Mme Walter. « Bonne journée, pensa-t-il, j’ai tous les succès. » Car l’adresse au bilboquet conférait vraiment une sorte de supériorité dans les bureaux de La Vie Française.
Il quitta la rédaction de bonne heure pour avoir le temps de s’habiller, et il remontait la rue de Londres quand il vit trotter devant lui une petite femme qui avait la tournure de Mme de Marelle. Il sentit une chaleur lui monter au visage, et son cœur se mit à battre. Il traversa la rue pour la regarder de profil. Elle s’arrêta pour traverser aussi. Il s’était trompé ; il respira.
Il s’était souvent demandé comment il devrait se comporter en la rencontrant face à face. La saluerait-il, ou bien aurait-il l’air de ne la point voir ?
« Je ne la verrais pas », pensa-t-il.
Il faisait froid, les ruisseaux gelés gardaient des empâtements de glace. Les trottoirs étaient secs et gris sous la lueur du gaz.
Quand le jeune homme entra chez lui, il songea : « Il faut que je change de logement. Cela ne me suffit plus maintenant. » Il se sentait nerveux et gai, capable de courir sur les toits, et il répétait tout haut, en allant de son lit à la fenêtre : « C’est la fortune qui arrive ! C’est la fortune ! Il faudra que j’écrive à papa. »
De temps en temps, il écrivait à son père ; et la lettre apportait toujours une joie vive dans le petit cabaret normand, au bord de la route, au haut de la grande côte d’où l’on domine Rouen et la large vallée de la Seine.
De temps en temps aussi il recevait une enveloppe bleue dont l’adresse était tracée d’une grosse écriture tremblée, et il lisait infailliblement les mêmes lignes au début de la lettre paternelle :
« Mon cher fils, la présente est pour te dire que nous allons bien, ta mère et moi. Pas grand-chose de nouveau dans le pays. Je t’apprendrai cependant… »
Et il gardait au cœur un intérêt pour les choses du village, pour les nouvelles des voisins et pour l’état des terres et des récoltes.
Il se répétait, en nouant sa cravate blanche devant sa petite glace : « Il faut que j’écrive à papa dès demain. S’il me voyait, ce soir, dans la maison où je vais, serait-il épaté, le vieux ! Sacristi, je ferai tout à l’heure un dîner comme il n’en a jamais fait. » Et il revit brusquement la cuisine noire de là-bas, derrière la salle de café vide, les casseroles jetant des lueurs jaunes le long des murs, le chat dans la cheminée, le nez au feu, avec sa pose de Chimère accroupie, la table de bois graissée par le temps et par les liquides répandus, une soupière fumant au milieu, et une chandelle allumée entre deux assiettes. Et il les aperçut aussi l’homme et la femme, le père et la mère, les deux paysans aux gestes lents, mangeant la soupe à petites gorgées. Il connaissait les moindres plis de leurs vieilles figures, les moindres mouvements de leurs bras et de leur tête. Il savait même ce qu’ils se disaient, chaque soir, en soupant face à face.
Il pensa encore : « Il faudra pourtant que je finisse par aller les voir. » Mais comme sa toilette était terminée, il souffla sa lumière et descendit.
Le long du boulevard extérieur, des filles l’accostèrent. Il leur répondait en dégageant son bras : « Fichez-moi donc la paix ! » avec un dédain violent, comme si elles l’eussent insulté, méconnu… Pour qui le prenaient-elles ? Ces rouleuses-là ne savaient donc point distinguer les hommes ? La sensation de son habit noir endossé pour aller dîner chez des gens très riches, très connus, très importants lui donnait le sentiment d’une personnalité nouvelle, la conscience d’être devenu un autre homme, un homme du monde, du vrai monde.
Il entra avec assurance dans l’antichambre éclairée par les hautes torchères de bronze et il remit, d’un geste naturel, sa canne et son pardessus aux deux valets qui s’étaient approchés de lui.
Tous les salons étaient illuminés. Mme Walter recevait dans le second, le plus grand. Elle l’accueillit avec un sourire charmant, et il serra la main des deux hommes arrivés avant lui, M. Firmin et M. Laroche-Mathieu, députés, rédacteurs anonymes de La Vie Française. M. Laroche-Mathieu avait dans le journal une autorité spéciale provenant d’une grande influence sur la Chambre. Personne ne doutait qu’il ne fût ministre un jour.
Puis arrivèrent les Forestier, la femme en rose, et ravissante. Duroy fut stupéfait de la voir intime avec les deux représentants du pays. Elle causa tout bas, au coin de la cheminée, pendant plus de cinq minutes, avec M. Laroche-Mathieu. Charles paraissait exténué. Il avait beaucoup maigri depuis un mois, et il toussait sans cesse en répétant : « Je devrais me décider à aller finir l’hiver dans le Midi. »
Norbert de Varenne et Jacques Rival apparurent ensemble. Puis une porte s’étant ouverte au fond de l’appartement, M. Walter entra avec deux grandes jeunes filles de seize à dix-huit ans, une laide et l’autre jolie.
Duroy savait pourtant que le patron était père de famille, mais il fut saisi d’étonnement. Il n’avait jamais songé aux filles de son directeur que comme on songe aux pays lointains qu’on ne verra jamais. Et puis il se les était figuré toutes petites et il voyait des femmes. Il en ressentait le léger trouble moral que produit un changement à vue.
Elles lui tendirent la main, l’une après l’autre, après la présentation, et elles allèrent s’asseoir à une petite table qui leur était sans doute réservée, où elles se mirent à remuer un tas de bobines de soie dans une bannette.
On attendait encore quelqu’un, et on demeurait silencieux, dans cette sorte de gêne qui précède les dîners entre gens qui ne se trouvent pas dans la même atmosphère d’esprit, après les occupations différentes de leur journée. Duroy ayant levé par désœuvrement les yeux vers le mur, M. Walter lui dit, de loin, avec un désir visible de faire valoir son bien : « Vous regardez mes tableaux ? »
— Le mes sonna. – « Je vais vous les montrer. » Et il prit une lampe pour qu’on pût distinguer tous les détails.
« Ici les paysages », dit-il.
Au centre du panneau on voyait une grande toile de Guillemet, une plage de Normandie sous un ciel d’orage. Au-dessous, un bois de Harpignies, puis une plaine d’Algérie, par Guillaumet, avec un chameau à l’horizon, un grand chameau sur ses hautes jambes, pareil à un étrange monument.
M. Walter passa au mur voisin et annonça, avec un ton sérieux, comme un maître de cérémonies : « La grande peinture. » C’étaient quatre toiles : « Une Visite d’hôpital », par Gervex ; « une Moissonneuse », par Bastien-Lepage ; « une Veuve », par Bouguereau, et « une Exécution », par Jean-Paul Laurens. Cette dernière œuvre représentait un prêtre vendéen fusillé contre le mur de son église par un détachement de Bleus.
Un sourire passa sur la figure grave du patron en indiquant le panneau suivant : « Ici les fantaisistes. » On apercevait d’abord une petite toile de Jean Béraud, intitulée : « Le Haut et le Bas. » C’était une jolie Parisienne montant l’escalier d’un tramway en marche. Sa tête apparaissait au niveau de l’impériale, et les messieurs assis sur les bancs découvraient, avec une satisfaction avide, le jeune visage qui venait vers eux, tandis que les hommes debout sur la plate-forme du bas considéraient les jambes de la jeune femme avec une expression différente de dépit et de convoitise.
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