Alors, il avait des remords de s’abandonner ainsi sur la pente de ces attendrissements qu’il sentait puissants et dangereux. Pour leur échapper, les rejeter, se délivrer de ce songe captivant et doux, il dirigeait son esprit vers toutes les idées imaginables, vers tous les sujets de réflexion et de méditation possibles. Vains efforts ! Toutes les routes de distraction qu’il prenait le ramenaient au même point, où il rencontrait une jeune figure blonde qui semblait embusquée pour l’attendre. C’était une vague et inévitable obsession flottant sur lui, tournant autour de lui et l’arrêtant, quel que fût le détour qu’il avait essayé pour fuir.
La confusion de ces deux êtres, qui l’avait si fort troublé le soir de leur promenade dans le parc de Roncières, recommençait en sa mémoire dès que, cessant de réfléchir et de raisonner, il les évoquait et s’efforçait de comprendre quelle émotion bizarre remuait sa chair. Il se disait : « Voyons, ai-je pour Annette plus de tendresse qu’il ne convient ? » Alors, fouillant son cœur, il le sentait brûlant d’affection pour une femme toute jeune, qui avait tous les traits d’Annette, mais qui n’était pas elle. Et il se rassurait lâchement en songeant : « Non, je n’aime pas la petite, je suis la victime de sa ressemblance. »
Cependant, les deux jours passés à Roncières restaient en son âme comme une source de chaleur, de bonheur, d’enivrement ; et les moindres détails lui revenaient un à un, précis, plus savoureux qu’à l’heure même. Tout à coup, en suivant le cours de ses ressouvenirs, il revit le chemin qu’ils suivaient en sortant du cimetière, les cueillettes de fleurs de la jeune fille, et il se rappela brusquement lui avoir promis un bluet en saphirs dès leur retour à Paris.
Toutes ses résolutions s’envolèrent, et, sans plus lutter, il prit son chapeau et sortit, tout ému par la pensée du plaisir qu’il lui ferait.
Le valet de pied des Guilleroy lui répondit, quand il se présenta :
« Madame est sortie, mais Mademoiselle est ici. »
Il ressentit une joie vive.
« Prévenez-la que je voudrais lui parler. »
Puis il glissa dans le salon, à pas légers, comme s’il eût craint d’être entendu.
Annette parut presque aussitôt.
« Bonjour, cher maître », dit-elle avec gravité.
Il se mit à rire, lui serra la main, et, s’asseyant auprès d’elle :
« Devine pourquoi je suis venu ? »
Elle chercha quelques secondes.
« Je ne sais pas.
— Pour t’emmener avec ta mère chez le bijoutier choisir le bluet en saphirs que je t’ai promis à Roncières. »
La figure de la jeune fille fut illuminée de bonheur.
« Oh ! dit-elle, et maman qui est sortie. Mais elle va rentrer. Vous l’attendrez, n’est-ce pas ?
— Oui, si ce n’est pas trop long.
— Oh ! Quel insolent, trop long, avec moi. Vous me traitez en gamine.
— Non, dit-il, pas tant que tu crois. »
Il se sentait au cœur une envie de plaire, d’être galant et spirituel, comme aux jours les plus fringants de sa jeunesse, une de ces envies instinctives qui surexcitent toutes les facultés de séduction, qui font faire la roue aux paons et des vers aux poètes. Les phrases lui venaient aux lèvres, pressées, alertes, et il parla comme il savait parler en ses bonnes heures. La petite, animée par cette verve, lui répondit avec toute la malice, avec toute la finesse espiègle qui germaient en elle.
Tout à coup, comme il discutait une opinion, il s’écria :
« Mais vous m’avez déjà dit cela souvent, et je vous ai répondu… »
Elle l’interrompit en éclatant de rire :
« Tiens, vous ne me tutoyez plus ! Vous me prenez pour maman. »
Il rougit, se tut, puis balbutia :
« C’est que ta mère m’a déjà soutenu cent fois cette idée-là. »
Son éloquence s’était éteinte ; il ne savait plus que dire, et il avait peur maintenant, une peur incompréhensible de cette fillette.
« Voici maman », dit-elle.
Elle avait entendu s’ouvrir la porte du premier salon, et Olivier, troublé comme si on l’eût pris en faute, expliqua comment il s’était souvenu tout à coup de la promesse faite, et comment il était venu les prendre l’une et l’autre pour aller chez le bijoutier.
« J’ai un coupé, dit-il. Je me mettrai sur le strapontin. »
Ils partirent, et quelques minutes plus tard ils entraient chez Montara.
Ayant passé toute sa vie dans l’intimité, l’observation, l’étude et l’affection des femmes, s’étant toujours occupé d’elles, ayant dû sonder et découvrir leurs goûts, connaître comme elles la toilette, les questions de mode, tous les menus détails de leur existence privée, il était arrivé à partager souvent certaines de leurs sensations, et il éprouvait toujours, en entrant dans un de ces magasins où l’on vend les accessoires charmants et délicats de leur beauté, une émotion de plaisir presque égale à celle dont elles vibraient elles-mêmes. Il s’intéressait comme elles à tous les riens coquets dont elles se parent ; les étoffes plaisaient à ses yeux ; les dentelles attiraient ses mains ; les plus insignifiants bibelots élégants retenaient son attention. Dans les magasins de bijouterie, il ressentait pour les vitrines une nuance de respect religieux, comme devant les sanctuaires de la séduction opulente ; et le bureau de drap foncé, où les doigts souples de l’orfèvre font rouler les pierres aux reflets précieux, lui imposait une certaine estime.
Quand il eut fait asseoir la comtesse et sa fille devant ce meuble sévère où l’une et l’autre posèrent une main par un mouvement naturel, il indiqua ce qu’il voulait ; et on lui fit voir des modèles de fleurettes.
Puis on répandit devant eux des saphirs, dont il fallut choisir quatre. Ce fut long. Les deux femmes, du bout de l’ongle, les retournaient sur le drap, puis les prenaient avec précaution, regardaient le jour à travers, les étudiaient avec une attention savante et passionnée. Quand on eut mis de côté ceux qu’elles avaient distingués, il fallut trois émeraudes pour faire les feuilles, puis un tout petit brillant qui tremblerait au centre comme une goutte de rosée.
Alors Olivier, que la joie de donner grisait, dit à la comtesse :
« Voulez-vous me faire le plaisir de choisir deux bagues ?
— Moi ?
— Oui. Une pour vous, une pour Annette ? Laissez-moi vous faire ces petits cadeaux en souvenir des deux jours passés à Roncières. »
Elle refusa. Il insista. Une longue discussion suivit, une lutte de paroles et d’arguments où il finit, non sans peine, par triompher.
On apporta les bagues, les unes, les plus rares, seules en des écrins spéciaux, les autres enrégimentées par genres en de grandes boîtes carrées, où elles alignaient sur le velours toutes les fantaisies de leurs chatons. Le peintre s’était assis entre les deux femmes et il se mit, comme elles, avec la même ardeur curieuse, à cueillir un à un les anneaux d’or dans les fentes minces qui les retenaient. Il les déposait ensuite devant lui, sur le drap du bureau où ils s’amassaient en deux groupes, celui qu’on rejetait à première vue et celui dans lequel on choisirait.
Le temps passait, insensible et doux, dans ce joli travail de sélection plus captivant que tous les plaisirs du monde, distrayant et varié comme un spectacle, émouvant aussi, presque sensuel, jouissance exquise pour un cœur de femme.
Puis on compara, on s’anima, et le choix des trois juges, après quelque hésitation, s’arrêta sur un petit serpent d’or qui tenait un beau rubis entre sa gueule mince et sa queue tordue.
Olivier, radieux, se leva.
« Je vous laisse ma voiture, dit-il. J’ai des courses à faire ; je m’en vais. »
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