On l’assit d’abord sur une chaise et sa femme, le baisant au front, le sermonna. L’officier de santé appuyait ses raisonnements, conseillant la fermeté, le courage, la résignation, tout ce qu’on ne peut garder dans ces malheurs foudroyants. Puis tous deux le prirent de nouveau sous les bras et l’emmenèrent.
Il larmoyait comme un gros enfant, avec des hoquets convulsifs, avachi, les bras pendants, les jambes molles ; et il descendit l’escalier sans savoir ce qu’il faisait, remuant les pieds machinalement.
On le déposa dans le fauteuil qu’il occupait toujours à table, devant son assiette presque vide où sa cuiller encore trempait dans un reste de soupe. Et il resta là, sans un mouvement, l’œil fixé sur son verre, tellement hébété qu’il demeurait même sans pensée.
Mme Caravan, dans un coin, causait avec le docteur, s’informait des formalités, demandait tous les renseignements pratiques. À la fin, M. Chenet, qui paraissait attendre quelque chose, prit son chapeau et, déclarant qu’il n’avait pas dîné, fit un salut pour partir. Elle s’écria :
— Comment, vous n’avez pas dîné ? Mais restez, Docteur, restez donc ! On va vous servir ce que nous avons ; car vous comprenez que nous, nous ne mangerons pas grand’chose.
Il refusa, s’excusant ; elle insistait :
— Comment donc, mais restez. Dans des moments pareils, on est heureux d’avoir des amis près de soi ; et puis, vous déciderez peut-être mon mari à se réconforter un peu : il a tant besoin de prendre des forces.
Le docteur s’inclina et, déposant son chapeau sur un meuble : « En ce cas, j’accepte, Madame. »
Elle donna des ordres à Rosalie affolée, puis elle-même se mit à table « pour faire semblant de manger, disait-elle, et tenir compagnie au docteur ».
On reprit du potage froid. M. Chenet en redemanda. Puis apparut un plat de gras-double lyonnais qui répandit un parfum d’oignon, et dont Mme Caravan se décida à goûter. « Il est excellent. » dit le docteur. Elle sourit : « N’est-ce pas ? » Puis, se tournant vers son mari : « Prends-en donc un peu, mon pauvre Alfred, seulement pour te mettre quelque chose dans l’estomac ; songe que tu vas passer la nuit ! »
Il tendit son assiette docilement, comme il aurait été se mettre au lit si on le lui eût commandé, obéissant à tout sans résistance et sans réflexion. Et il mangea.
Le docteur, se servant lui-même, puisa trois fois dans le plat, tandis que Mme Caravan, de temps en temps, piquait un gros morceau au bout de sa fourchette et l’avalait avec une sorte d’inattention étudiée.
Quand parut un saladier plein de macaroni. Le docteur murmura : « Bigre ! voilà une bonne chose. » Et Mme Caravan, cette fois, servit tout le monde. Elle remplit même les soucoupes où barbotaient les enfants qui, laissés libres, buvaient du vin pur et s’attaquaient déjà, sous la table, à coups de pied.
M. Chenet rappela l’amour de Rossini pour ce mets italien ; puis tout à coup : « Tiens ! mais ça rime ; on pourrait commencer une pièce de vers :
Le maëstro Rossini
Aimait le macaroni… »
On ne l’écoutait point, Mme Caravan, devenue soudain réfléchie, songeait à toutes les conséquences probables de l’événement ; tandis que son mari roulait des boulettes de pain qu’il déposait ensuite sur la nappe et qu’il regardait fixement d’un air idiot. Comme une soif ardente lui dévorait la gorge, il portait sans cesse à sa bouche son verre tout rempli de vin ; et sa raison, culbutée déjà par la secousse et le chagrin, devenait flottante, lui paraissait danser dans l’étourdissement subit de la digestion commencée et pénible.
Le docteur, du reste, buvait comme un trou, se grisait visiblement ; et Mme Caravan elle-même, subissant la réaction qui suit tout ébranlement nerveux, s’agitait, troublée aussi, bien qu’elle ne prît que de l’eau, et se sentait la tête un peu brouillée.
M. Chenet s’était mis à raconter des histoires de décès qui lui paraissaient drôles. Car dans cette banlieue parisienne, remplie d’une population de province, on retrouve cette indifférence du paysan pour le mort, fût-il son père ou sa mère, cet irrespect, cette férocité inconsciente si communs dans les campagnes et si rares à Paris. Il disait : « Tenez, la semaine dernière, rue de Puteaux, on m’appelle, j’accours ; je trouve le malade trépassé et, auprès du lit, la famille qui finissait tranquillement une bouteille d’anisette achetée la veille pour satisfaire un caprice du moribond. »
Mais Mme Caravan n’écoutait pas, songeant toujours à l’héritage ; et Caravan, le cerveau vidé, ne comprenait rien.
On servit le café, qu’on avait fait très fort pour se soutenir le moral. Chaque tasse, arrosée de cognac, fit monter aux joues une rougeur subite, mêla les dernières idées de ces esprits vacillants déjà.
Puis le docteur, s’emparant soudain de la bouteille d’eau-de-vie, versa la « rincette » à tout le monde. Et, sans parler, engourdis dans la chaleur douce de la digestion, saisis malgré eux par ce bien-être animal que donne l’alcool après dîner, ils se gargarisaient lentement avec le cognac sucré qui formait un sirop jaunâtre au fond des tasses.
Les enfants s’étaient endormis et Rosalie les coucha.
Alors Caravan, obéissant machinalement au besoin de s’étourdir qui pousse tous les malheureux, reprit plusieurs fois de l’eau-de-vie ; et son œil hébété luisait.
Le docteur enfin se leva pour partir ; et s’emparant du bras de son ami :
— Allons, venez avec moi, dit-il ; un peu d’air vous fera du bien ; quand on a des ennuis, il ne faut pas s’immobiliser.
L’autre obéit docilement, mit son chapeau, prit sa canne, sortit ; et tous deux, se tenant par le bras, descendirent vers la Seine sous les claires étoiles.
Des souffles embaumés flottaient dans la nuit chaude, car tous les jardins des environs étaient à cette saison pleins de fleurs dont les parfums, endormis pendant le jour, semblaient s’éveiller à l’approche du soir et s’exhalaient, mêlés aux brises légères qui passaient dans l’ombre.
L’avenue large était déserte et silencieuse avec ses deux rangs de becs de gaz allongés jusqu’à l’Arc de Triomphe. Mais là-bas Paris bruissait dans une buée rouge. C’était une sorte de roulement continu auquel paraissait répondre parfois au loin, dans la plaine, le sifflet d’un train accourant à toute vapeur, ou bien fuyant, à travers la province, vers l’Océan.
L’air du dehors, frappant les deux hommes au visage, les surprit d’abord, ébranla l’équilibre du docteur, et accentua chez Caravan les vertiges qui l’envahissaient depuis le dîner. Il allait comme dans un songe, l’esprit engourdi, paralysé, sans chagrin vibrant, saisi par une sorte d’engourdissement moral qui l’empêchait de souffrir, éprouvant même un allégement qu’augmentaient les exhalaisons tièdes épandues dans la nuit.
Quand ils furent au pont, ils tournèrent à droite, et la rivière leur jeta à la face un souffle frais. Elle coulait, mélancolique et tranquille, devant un rideau de hauts peupliers ; et des étoiles semblaient nager sur l’eau, remuées par le courant. Une brume fine et blanchâtre, qui flottait sur la berge de l’autre côté apportait aux poumons une senteur humide ; et Caravan s’arrêta brusquement, frappé par cette odeur de fleuve qui remuait dans son cœur des souvenirs très vieux.
Et il revit soudain sa mère, autrefois, dans son enfance à lui, courbée à genoux devant leur porte, là-bas, en Picardie, et lavant au mince cours d’eau qui traversait le jardin le linge en tas à côté d’elle. Il entendait son battoir dans le silence tranquille de la campagne, sa voix qui criait : « Alfred, apporte-moi du savon. » Et il sentait cette même odeur d’eau qui coule, cette même brume envolée des terres ruisselantes, cette buée marécageuse dont la saveur était restée en lui, inoubliable, et qu’il retrouvait justement ce soir-là même où sa mère venait de mourir.
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