Tout doucement elle fermait les yeux, assoupie dans une mollesse délicieuse. Elle allait même s’endormir tout à fait, quand elle sentit deux mains qui lui prenaient la poitrine et elle se redressa d’un bond. C’était Jacques, le garçon de ferme, un grand Picard bien découplé, qui la courtisait depuis quelque temps. Il travaillait ce jour-là dans la bergerie et, l’ayant vue s’étendre à l’ombre, il était venu à pas de loup, retenant son haleine, les yeux brillants, avec des brins de paille dans les cheveux.
Il essaya de l’embrasser mais elle le gifla, forte comme lui ; et, sournois, il demanda grâce. Alors ils s’assirent l’un près de l’autre et ils causèrent amicalement. Ils parlèrent du temps qui était favorable aux moissons, de l’année qui s’annonçait bien, de leur maître, un brave homme, puis des voisins, du pays tout entier, d’eux-mêmes, de leur village, de leur jeunesse, de leurs souvenirs, des parents qu’ils avaient quittés pour longtemps, pour toujours peut-être. Elle s’attendrit en pensant à cela et lui, avec son idée fixe, se rapprochait, se frottait contre elle, frémissant tout envahi par le désir. Elle disait :
— Y a bien longtemps que je n’ai vu maman ; c’est dur tout de même d’être séparées tant que ça.
Et son œil perdu regardait au loin, à travers l’espace, jusqu’au village abandonné là-bas, là-bas, vers le nord.
Lui, tout à coup, la saisit par le cou et l’embrassa de nouveau ; mais, de son poing fermé, elle le frappa en pleine figure si violemment qu’il se mit à saigner du nez ; et il se leva pour aller appuyer sa tête contre un tronc d’arbre. Alors elle fut attendrie et, se rapprochant de lui, elle demanda :
— Ça te fait mal ?
Mais il se mit à rire. Non, ce n’était rien ; seulement elle avait tapé juste sur le milieu. Il murmurait : « Cré coquin ! » et il la regardait avec admiration, pris d’un respect, d’une affection tout autre, d’un commencement d’amour vrai pour cette grande gaillarde si solide.
Quand le sang eut cessé de couler, il lui proposa de faire un tour, craignant, s’ils restaient ainsi côte à côte, la rude poigne de sa voisine. Mais d’elle-même elle lui prit le bras, comme font les promis le soir, dans l’avenue, et elle lui dit :
— Ça n’est pas bien, Jacques, de me mépriser comme ça.
Il protesta. Non, il ne la méprisait pas, mais il était amoureux, voilà tout.
— Alors tu me veux bien en mariage ? dit-elle.
Il hésita, puis il se mit à la regarder de côté pendant qu’elle tenait ses yeux perdus au loin devant elle. Elle avait les joues rouges et pleines, une large poitrine saillante sous l’indienne de son caraco, de grosses lèvres fraîches, et sa gorge, presque nue, était semée de petites gouttes de sueur. Il se sentit repris d’envie et, la bouche dans son oreille, il murmura :
— Oui, je veux bien.
Alors elle lui jeta ses bras au cou et elle l’embrassa si longtemps qu’ils en perdaient haleine tous les deux.
De ce moment commença entre eux l’éternelle histoire de l’amour. Ils se lutinaient dans les coins ; ils se donnaient des rendez-vous au clair de la lune, à l’abri d’une meule de foin, et ils se faisaient des bleus aux jambes, sous la table, avec leurs gros souliers ferrés.
Puis, peu à peu, Jacques parut s’ennuyer d’elle ; il l’évitait, ne lui parlait plus guère, ne cherchait plus à la rencontrer seule. Alors elle fut envahie par des doutes et une grande tristesse ; et, au bout de quelque temps, elle s’aperçut qu’elle était enceinte.
Elle fut consternée d’abord, puis une colère lui vint, plus forte chaque jour, parce qu’elle ne parvenait point à le trouver, tant il l’évitait avec soin.
Enfin, une nuit, comme tout le monde dormait dans la ferme, elle sortit sans bruit, en jupon, pieds nus, traversa la cour et poussa la porte de l’écurie où Jacques était couché dans une grande boîte pleine de paille au-dessus de ses chevaux. Il fit semblant de ronfler en l’entendant venir ; mais elle se hissa près de lui et, à genoux à son côté, le secoua jusqu’à ce qu’il se dressât.
Quand il se fut assis, demandant : « Qu’est-ce que tu veux ? » elle prononça, les dents serrées, tremblant de fureur : « Je veux, je veux que tu m’épouses, puisque tu m’as promis le mariage. » Il se mit à rire et répondit : « Ah bien ! si on épousait toutes les filles avec qui on a fauté, ça ne serait pas à faire. »
Mais elle le saisit à la gorge, le renversa sans qu’il pût se débarrasser de son étreinte farouche et, l’étranglant, elle lui cria tout près, dans la figure : « Je suis grosse, entends-tu, je suis grosse. »
Il haletait, suffoquant ; et ils restaient là tous deux, immobiles, muets dans le silence noir troublé seulement par le bruit de mâchoire d’un cheval qui tirait sur la paille du râtelier, puis la broyait avec lenteur.
Quand Jacques comprit qu’elle était la plus forte, il balbutia :
— Eh bien, je t’épouserai, puisque c’est ça.
Mais elle ne croyait plus à ses promesses.
— Tout de suite, dit-elle ; tu feras publier les bans.
Il répondit :
— Tout de suite.
— Jure-le sur le bon Dieu.
Il hésita pendant quelques secondes, puis prenant son parti :
— Je le jure sur le bon Dieu.
Alors elle ouvrit les doigts et, sans ajouter une parole, s’en alla.
Elle fut quelques jours sans pouvoir lui parler et, l’écurie se trouvant désormais fermée à clef toutes les nuits, elle n’osait pas faire de bruit de crainte du scandale.
Puis, un matin, elle vit entrer à la soupe un autre valet. Elle demanda :
— Jacques est parti ?
— Mais oui, dit l’autre, je suis à sa place.
Elle se mit à trembler si fort qu’elle ne pouvait décrocher sa marmite ; puis, quand tout le monde fut au travail, elle monta dans sa chambre et pleura, la face dans son traversin, pour n’être pas entendue.
Dans la journée, elle essaya de s’informer sans éveiller les soupçons ; mais elle était tellement obsédée par la pensée de son malheur qu’elle croyait voir rire malicieusement tous les gens qu’elle interrogeait. Du reste, elle ne put rien apprendre, sinon qu’il avait quitté le pays tout à fait.
Alors commença pour elle une vie de torture continuelle. Elle travaillait comme une machine, sans s’occuper de ce qu’elle faisait, avec cette idée fixe en tête : « Si on le savait ! »
Cette obsession constante la rendait tellement incapable de raisonner qu’elle ne cherchait même pas les moyens d’éviter ce scandale qu’elle sentait venir, se rapprochant chaque jour, irréparable, et sûr comme la mort.
Elle se levait tous les matins bien avant les autres et, avec une persistance acharnée, essayait de regarder sa taille dans un petit morceau de glace cassée qui lui servait à se peigner, très anxieuse de savoir si ce n’était pas aujourd’hui qu’on s’en apercevrait.
Et, pendant le jour, elle interrompait à tout instant son travail pour considérer du haut en bas si l’ampleur de son ventre ne soulevait pas trop son tablier.
Les mois passaient. Elle ne parlait presque plus et, quand on lui demandait quelque chose, ne comprenait pas, effarée, l’œil hébété, les mains tremblantes ; ce qui faisait dire à son maître :
— Ma pauvre fille, que t’es sotte depuis quelque temps !
à l’église, elle se cachait derrière un pilier et n’osait plus aller à confesse, redoutant beaucoup la rencontre du curé, à qui elle prêtait un pouvoir surhumain lui permettant de lire dans les consciences.
à table, les regards de ses camarades la faisaient maintenant défaillir d’angoisse et elle s’imaginait toujours être découverte par le vacher, un petit gars précoce et sournois dont l’œil luisant ne la quittait pas.
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