C’est alors que sortirent brusquement de terre deux hautes montagnes, les monts Rossi.
En 1693, une éruption, accompagnée d’un terrible tremblement de terre, détruisit quarante villes environ et ensevelit sous les décombres près de cent mille personnes. En 1755, une autre éruption causa, de nouveau, d’épouvantables ravages. Celles de 1792, 1843, 1852, 1865, 1874, 1879 et 1882 furent également violentes et meurtrières. Tantôt les laves s’élancent du grand cratère ; tantôt elles s’ouvrent des issues de cinquante à soixante mètres de large sur les flancs de la montagne et s’échappent de ces crevasses en coulant vers la plaine. Le 26 mai 1879, la lave, sortie d’abord du cratère de 1874, a jailli bientôt d’un nouveau cône de cent soixante-dix mètres de haut, soulevé, sous leur effort, à une altitude de 2450 mètres environ. Elle est descendue rapidement, traversant la route de Linguaglossa à Rondazzo, et s’est arrêtée près de la rivière d’Alcantara. La superficie de cette coulée est de vingt-deux mille huit cent soixante hectares, bien que l’éruption n’ait pas duré plus de dix jours.
Pendant ce temps, le cratère du sommet lançait seulement des vapeurs épaisses, du sable et des cendres.
Grâce à l’excessive complaisance de M. Ragusa, membre du Club alpin, et propriétaire du Grand-Hôtel, nous avons fait, avec une extrême facilité, l’ascension de ce volcan, ascension un peu fatigante, mais nullement périlleuse.
Une voiture nous conduisit d’abord à Nicolosi, à travers des champs et des jardins pleins d’arbres poussés dans la lave pulvérisée. De temps en temps, on traverse d’énormes coulées que coupe l’entaille de la route, et partout le sol est noir.
Après trois heures de marche et de montée douce, on arrive au dernier village au pied de l’Etna, Nicolosi, situé déjà à sept cents mètres d’altitude et à quatorze kilomètres de Catane.
Là, on laisse la voiture pour prendre des guides, des mulets, des couvertures, des bas et des gants de laine, et on repart.
Il est quatre heures de l’après-midi. L’ardent soleil des pays orientaux tombe sur cette terre étrange, la chauffe et la brûle.
Les bêtes vont lentement, d’un pas accablé, dans la poussière qui s’élève autour d’elles comme un nuage. La dernière, qui porte les paquets et les provisions, s’arrête à tout instant, semble désolée par la nécessité de refaire, encore une fois, ce voyage inutile et pénible.
Autour de nous, maintenant, ce sont des vignes, des vignes plantées dans la lave, les unes jeunes, les autres vieilles. Puis voici une lande, une lande de lave couverte de genêts fleuris, une lande d’or ; puis nous traversons l’énorme coulée de 1882 ; et nous demeurons effarés devant ce fleuve immense, noir et immobile, devant ce fleuve bouillonnant et pétrifié, venu de là-haut, du sommet qui fume, si loin, si loin, à vingt kilomètres environ. Il a suivi des vallées, contourné des pics, traversé des plaines, ce fleuve ; et le voici à présent près de nous, arrêté soudain dans sa marche quand sa source de feu s’est tarie.
Nous montons, laissant à gauche les monts Rossi, et découvrant sans cesse d’autres monts, innombrables, appelés par les guides les fils de l’Etna, poussés autour du monstre, qui porte ainsi un collier de volcans. Ils sont trois cent cinquante environ, ces noirs enfants de l’aïeul, et beaucoup d’entre eux atteignent la taille du Vésuve.
Maintenant, nous traversons un maigre bois poussé toujours dans la lave, et soudain le vent s’élève. C’est d’abord un souffle brusque et violent qui suit un moment de calme, puis une rafale furieuse, à peine interrompue, qui soulève et emporte un flot épais de poussière.
Nous nous arrêtons derrière une muraille de lave pour attendre, et nous demeurons là jusqu’à la nuit. Il faut enfin repartir, bien que la tempête continue.
Et, peu à peu, le froid nous prend, ce froid pénétrant des montagnes, qui gèle le sang et paralyse les membres. Il semble caché, embusqué dans le vent ; il pique les yeux et mord la peau de sa morsure glacée. Nous allons, enveloppés dans nos couvertures, tout blancs comme des Arabes, des gants aux mains, la tête encapuchonnée, laissant marcher nos mulets qui se suivent et trébuchent dans le sentier raboteux et obscur.
Voici enfin la Casa del Bosco, sorte de hutte habitée par cinq ou six bûcherons. Le guide déclare qu’il est impossible d’aller plus loin par cet ouragan et nous demandons l’hospitalité pour la nuit. Les hommes se relèvent, allument du feu et nous cèdent deux maigres paillasses qui semblent ne contenir que des puces. Toute la cabane frissonne et tremble sous les secousses de la tempête, et l’air passe avec furie par les tuiles disjointes du toit.
Nous ne verrons pas le lever du soleil sur le sommet de la montagne.
Après quelques heures de repos sans sommeil, nous repartons. Le jour est venu et le vent se calme.
Autour de nous s’étend maintenant un pays noir et vallonné, montant doucement vers la région des neiges qui brillent, aveuglantes, au pied du dernier cône, haut de trois cents mètres.
Bien que le soleil s’élève au milieu d’un ciel tout bleu, le froid, le cruel froid des grands sommets, nous engourdit les doigts et nous brûle la peau. Nos mulets, l’un derrière l’autre, suivent lentement le sentier tortueux qui contourne toutes les fantaisies de la lave.
Voici la première plaine de neige. On l’évite par un crochet. Mais une autre la suit bientôt, qu’il faut traverser en ligne droite. Les bêtes hésitent, la tâtent du pied, s’avancent avec précaution. Soudain, j’ai la sensation brusque de m’engloutir dans le sol. Les deux jambes de devant de mon mulet, crevant la croûte qui les porte, ont pénétré jusqu’au poitrail. La bête se débat, affolée, se relève, enfonce de nouveau des quatre pieds, se relève encore, pour retomber toujours.
Les autres en font autant. Nous devons sauter à terre, les calmer, les aider, les traîner. A tout instant, elles plongent ainsi jusqu’au ventre dans cette mousse blanche et froide où nos pieds aussi pénètrent parfois jusqu’aux genoux. Entre ces passages de neige qui comble les vallons, nous retrouvons la lave, de grandes plaines de lave pareilles à des champs immenses de velours noir, brillant sous le soleil avec autant d’éclat que la neige elle-même. C’est la région déserte, la région morte, qui semble en deuil, toute blanche et toute noire, aveuglante, horrible et superbe, inoubliable.
Après quatre heures de marche et d’efforts, nous atteignons la Casa Inglese, petite maison de pierre, entourée de glace, presque ensevelie sous la neige au pied du dernier cône qui se dresse derrière, énorme et tout droit, couronné de fumée.
C’est ici qu’on passe ordinairement la nuit, sur la paille, pour aller voir se lever le soleil au bord du cratère. Nous y laissons les mulets et nous commençons à gravir ce mur effrayant de cendre durcie qui cède sous le pied, où l’on ne peut s’accrocher, se retenir à rien, où l’on redescend un pas sur trois. On va soufflant, haletant, enfonçant dans le sol mou le bâton ferré, s’arrêtant à tout moment.
On doit alors piquer entre ses jambes ce bâton, pour ne point glisser et redescendre, car la pente est si rapide qu’on n’y peut même tenir assis.
Il faut une heure environ pour gravir ces trois cents mètres. Depuis quelque temps, déjà, des vapeurs de soufre nous prennent à la gorge. Nous avons aperçu, tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche, de grands jets de fumée sortant par des fissures du sol ; nous avons posé nos mains sur de grosses pierres brûlantes. Enfin nous atteignons une étroite plate-forme. Devant nous, une nuée épaisse s’élève lentement, comme un rideau blanc qui monte, qui sort de terre. Nous avançons encore quelques pas, le nez et la bouche enveloppés, pour n’être point suffoqués par le soufre et soudain, devant nos pieds, s’ouvre un prodigieux, un effroyable abîme qui mesure environ cinq kilomètres de circonférence. On distingue à peine, à travers les vapeurs suffocantes, l’autre bord de ce trou monstrueux, large de mille cinq cents mètres, et dont la muraille toute droite s’enfonce vers le mystérieux et terrible pays de feu.
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