* * *
Me voici marchant par les rues. Une femme passe. Machinalement, je la suis… Elle a une robe gros bleu; un grand chapeau noir; elle est si distinguée qu’elle est un peu gauche dans la rue. Elle se retrousse assez maladroitement et l’on voit sa fine bottine appliquée autour de sa jambe mince au bas noir transparent… Une autre me croise; je la dévisage ardemment… Là-bas, une grisaille féminine traverse la rue; mon cœur bat comme s’il s’éveillait.
Curiosité? Non, désir. Tout à l’heure, je n’avais pas de désir; maintenant, cela m’étourdit… Je m’arrête… Je suis un homme comme les autres; j’ai mes appétits, mes sourdes envies; et dans la rue grise le long de laquelle je vais je ne sais où, je voudrais m’approcher d’un corps de femme.
… Cette petite forme qui frôle les murs, non loin de moi, je m’imagine sa pure nudité… Elle a des petits pieds qu’on n’aperçoit guère. Elle ramène sur les épaules un fichu. Elle tient un paquet. Elle est penchée en avant, tellement elle est pressée, comme si elle voulait, puérilement, se dépasser elle-même. Sous cette pauvre ombre est un corps de lumière, qui s’éclaire à mes yeux dans le vague flou où elle se dérobe… Je pense à la beauté d’étoile qu’elle aurait, au rayonnement de sa chevelure dissimulée et rapetissée sous son maigre chapeau, au grand sourire qu’elle cache sur sa figure toute sérieuse.
Je reste planté une seconde, immobile au milieu de la chaussée. Le fantôme de femme est déjà loin. Si j’avais rencontré ses yeux, cela aurait été vraiment une douleur. Je sens sur mes traits une crispation qui me défigure, me transfigure.
Là-haut, sur l’impériale d’un tramway, une jeune fille est assise; sa robe, un peu soulevée, s’arrondit… De dessous, on doit plonger dans elle toute. Mais un embarras de voitures nous sépare. Le tramway file, se dissipe comme un cauchemar.
Dans un sens, dans l’autre, la rue est pleine de robes, qui se balancent, qui s’offrent, si légères, aux bords demi envolés: les robes qui se relèvent et qui pourtant ne se relèvent pas!
Au fond d’une glace haute et mince de devanture, je me vois m’avançant, un peu pâle et les yeux battus. Ce n’est pas une femme que je voudrais, ce sont elles toutes, et je les cherche, tout autour, une à une. Elles passent, s’en vont, après avoir eu l’air de s’approcher de moi.
Vaincu, je me suis obéi, au hasard. J’ai suivi une femme, qui me guettait de son coin. Puis, nous avons marché côte à côte. Nous avons échangé quelques paroles; elle m’a mené chez elle. Sur le palier, lorsqu’elle a ouvert la porte, j’ai été secoué d’un tressaillement d’idéal. Puis j’ai subi la scène banale. Cela a passé vite comme une chute.
Je suis de nouveau sur le trottoir. Je ne suis pas tranquillisé, comme je l’avais espéré. Un trouble immense me désoriente. On dirait que je ne vois plus les choses comme elles sont; je vois trop loin et je vois trop de choses.
Qu’y a-t-il donc? Je m’assois sur un banc, lassé, excédé par mon propre poids. De la pluie commence à tomber. Les passants se hâtent, se raréfient; puis, ce sont les parapluies ruisselants, les gouttières qui se déversent, les chaussées et les trottoirs luisants et noirs, le demi-silence étendu, tout le deuil de la pluie… Mon mal, c’est d’avoir un rêve plus vaste et plus fort que je ne puis le supporter.
Malheur à ceux qui pensent à ce qu’ils n’ont pas! Ils ont raison, mais ils ont trop raison, et ils sont par là hors nature. Les simples, les faibles, les humbles, passent insouciants à côté de ce qui n’est pas pour eux; ils effleurent tout, tous, toutes, sans angoisses (et encore même ces petites âmes désirent de petites choses, minute par minute!). Mais les autres, mais moi!
Vouloir prendre ce qu’on n’a pas, voler! Il m’a suffi de voir quelques êtres se débattre du fond de leur vérité, pour me pénétrer de la croyance que l’homme va et tourne dans ce sens aussi sûrement que la terre tourne dans le sien.
Hélas, hélas, je n’ai pas seulement appris cette simplicité épouvantable, j’ai été pris dans son rouage. J’en ai subi la contagion; mon désir, à moi, s’aggrave et s’étend, je voudrais vivre toutes les vies, peser sur tous les cœurs, et il me semble que ce qui n’est pas pour moi se retire de moi, et que je suis seul, je suis abandonné.
Et blotti sur ce banc, parmi la grande rue déserte et mouvante de pluie, battu par la rafale, me faisant petit pour m’abriter plus, – je suis désespéré parce que j’aime tout comme si j’étais trop bon.
Ah! J’entrevois comment je serai châtié d’être entré dans les secrets à vif des hommes. Je serai puni par où j’ai péché. Je subirai l’infini de la misère que je lis dans les autres. Je serai puni dans chaque mystère qui se tait, dans chaque femme qui passe.
L’infini n’est pas ce qu’on croit. On le place volontiers dans l’âme poétique de quelque héros de légende ou de chef-d’œuvre; on en pare comme d’un costume de théâtre la tumultueuse exception de quelque Hamlet romantique… L’infini vit doucement dans cet homme dont la glace de devanture me renvoyait tout à l’heure le reflet incertain: en moi, tel qu’on me rencontre avec ma figure banale et mon nom ordinaire, et qui voudrais tout ce que je n’ai pas… Car il n’y a pas de raison pour que cela finisse; je vais ainsi pas à pas sur la piste de l’infini, et cet errement sans horizon est comparable aux astres du firmament. Je lève des yeux perdus, vers eux. Je souffre. Si j’ai commis une faute, ce grand malheur, où pleure l’impossible, me rachète. Mais je ne crois pas au rachat, à ce fatras moral et religieux. Je souffre et, sans doute, j’ai l’air d’un martyr.
Il faut que je rentre pour accomplir ce martyre dans toute sa longueur, dans toute sa pauvre longueur; il faut que je continue à contempler. Je perds mon temps dans l’espace de tout le monde. Je reviens vers la chambre qui s’ouvre comme un être.
* * *
Je passai deux jours vides, à regarder sans voir.
J’avais recommencé à la hâte des démarches et réussi non sans peine à gagner quelques nouveaux jours de répit, à me faire oublier encore.
Je demeurai entre ces murs, fiévreusement tranquille, et désœuvré comme un prisonnier. Je marchais dans ma chambre une grande partie de la journée, attiré par l’ouverture du mur, n’osant plus m’en éloigner.
Les longues heures s’écoulaient; et, le soir, j’étais brisé par mon infatigable espérance.
Dans la nuit du deuxième jour, je me réveillai soudain. Je me découvris, avec un frisson, hors de l’asile étroit de mon lit; ma chambre était froide comme les rues. Je me dressai le long du mur qui, à mes mains chancelantes, se révéla mort et glacé.
Je regardai. Le reflet de la lune entrait dans la chambre voisine, dont les volets n’étaient pas fermés comme ceux de la mienne. Je restai debout à la même place, encore imprégné de sommeil, hypnotisé par cette atmosphère bleuâtre, ne percevant nettement que le froid qui régnait… Rien… je me sentis seul comme quelqu’un qui a prié.
Puis un orage, qui menaçait à la fin du jour, éclata. Des gouttes tombaient, des coups de vent s’engouffraient, brusques, et longs dans l’espace. Des grondements de tonnerre secouaient le ciel.
De minute en minute, la pluie s’accentua; le vent souffla plus doux et continu. La lune fut cachée par les nuages. Autour de moi, ce fut l’obscurité complète.
Le tablier de la cheminée trembla, puis se tut. Et, sans savoir pourquoi je m’étais réveillé et pourquoi j’étais venu, je demeurai en présence de cette ombre interminable, de toute la nuit, en présence du monde qui était devant moi comme un mur.
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