– Et les habitants de Hameln les laissèrent emmener? demandèrent à la fois Mergy et le capitaine.
– Ils les suivirent jusqu’à la montagne de Koppenberg, auprès d’une caverne qui est maintenant bouchée. Le joueur de flûte entra dans la caverne et tous les enfants avec lui. On entendit quelque temps le son de la flûte; il diminua peu à peu; enfin l’on n’entendit plus rien. Les enfants avaient disparu, et depuis lors on n’en eut jamais de nouvelles.
La bohémienne s’arrêta pour observer sur les traits de ses auditeurs l’effet produit par son récit.
Le reître qui avait été à Hameln prit la parole et dit:
– Cette histoire est si vraie que, lorsqu’on parle à Hameln de quelque événement extraordinaire, on dit: Cela est arrivé vingt ans, dix ans, après la sortie de nos enfants… le seigneur de Falkenstein pilla noire ville soixante ans après la sortie de nos enfants.
– Mais le plus curieux, dit Mila, c’est que dans le même temps parurent, bien loin de là, en Transylvanie, certains enfants qui parlaient bon allemand, et qui ne pouvaient dire d’où ils venaient. Ils se marièrent dans le pays, apprirent leur langue à leurs enfants, d’où il vient que jusqu’à ce jour on parle allemand en Transylvanie.
– Et ce sont les enfants de Hameln que le diable a transportés là? dit Mergy en souriant.
– J’atteste le ciel que cela est vrai! s’écria le capitaine, car j’ai été en Transylvanie, et je sais bien qu’on y parle allemand, tandis que tout autour on parle un baragouin infernal.
L’attestation du capitaine valait bien des preuves comme il y en a tant.
– Voulez-vous que je vous dise votre bonne aventure? demanda Mila à Mergy.
– Volontiers, répondit Mergy en passant son bras gauche autour de la taille de la bohémienne, tandis qu’il lui donnait sa main droite ouverte.
Mila la considéra pendant près de cinq minutes sans parler, et secouant la tête de temps en temps d’un air pensif.
– Eh bien! ma belle enfant, aurai-je pour ma maîtresse la femme que j’aime?
Mila lui donna une chiquenaude sur la main:
– Heur et malheur, dit-elle; des yeux bleus font du mal et du bien. Le pire, c’est que tu verseras ton propre sang.
Le capitaine et le cornette gardèrent le silence, paraissant tous les deux également frappés de la fin sinistre de cette prophétie.
L’aubergiste faisait de grands signes de croix à l’écart.
– Je croirai que tu es véritablement sorcière, dit Mergy, si tu peux me dire ce que je vais faire tout à l’heure.
– Tu m’embrasseras, murmura la bohémienne à son oreille.
– Elle est sorcière! s’écria Mergy en l’embrassant.
Il continua de s’entretenir tout bas avec la jolie devineresse, et leur bonne intelligence semblait s’accroître à chaque instant.
Trudchen prit une espèce de mandoline, qui avait à peu près toutes ses cordes, et préluda par une marche allemande. Alors, voyant autour d’elle un cercle de soldats, elle chanta dans sa langue une chanson de guerre, dont les reîtres entonnèrent le refrain à tue-tête. Le capitaine, excité par son exemple, se mit à chanter, d’une voix à faire casser tous les verres, une vieille chanson huguenote, dont la musique était au moins aussi barbare que les paroles.
Le prince de Condé,
Il a été tué;
Mais monsieur l’Amiral
Est encore à cheval
Avec La Rochefoucauld,
Pour chasser tous les papaux,
Papaux, papaux, papaux.
Tous les reîtres, échauffés par le vin, commencèrent à chanter chacun un air différent. Les plats et les bouteilles couvrirent le plancher de leurs débris; la cuisine retentit de jurements, d’éclats de rire et de chansons bachiques. Bientôt cependant, le sommeil, favorisé par les fumées du vin d’Orléans, fît sentir son pouvoir à la plupart des acteurs de cette scène de bacchanale. Les soldats se couchèrent sur des bancs; le cornette, après avoir posé deux sentinelles à la porte, se traîna en chancelant vers son lit; le capitaine, qui avait observé encore le sentiment de la ligne droite, monta sans louvoyer l’escalier qui conduisait à la chambre de l’hôte, qu’il avait choisie comme la meilleure de l’auberge.
Et Mergy et la bohémienne? Avant la chanson du capitaine, ils avaient disparu l’un et l’autre.
II – LE LENDEMAIN D’UNE FÊTE
Il était grand jour depuis longtemps quand Mergy s’éveilla, la tête encore un peu troublée par les souvenirs de la soirée précédente. Ses habits étaient étendus pêle-mêle dans la chambre, et sa valise était ouverte à terre. Se levant sur son séant, il considéra quelque temps cette scène de désordre en se frottant la tête, comme pour rappeler ses idées. Ses traits exprimaient à la fois la fatigue, l’étonnement et l’inquiétude.
Un pas lourd se fit entendre sur l’escalier de pierre qui conduisait à sa chambre. La porte s’ouvrit sans que l’on eût daigné frapper, et l’aubergiste entra avec une mine encore plus renfrognée que la veille; mais il était facile de lire dans ses regards une expression d’impertinence qui avait remplacé celle de la peur.
Il jeta un coup d’œil sur la chambre, et se signa comme saisi d’horreur à la vue de tant de confusion.
– Ah! ah! mon jeune gentilhomme, s’écria-t-il, encore au lit? Ça, levons-nous, car nous allons avoir nos comptes à régler.
Mergy, bâillant d’une manière effrayante, mit une jambe hors du lit.
– Pourquoi tout ce désordre? pourquoi ma valise est-elle ouverte? demanda-t-il d’un ton au moins aussi mécontent que celui de l’hôte.
– Pourquoi, pourquoi? répondit celui-ci; qu’en sais-je? Je me soucie bien de votre valise. Vous avez mis ma maison dans un bien plus grand désordre. Mais, par saint Eustache, mon bon patron, vous me le payerez.
Comme il parlait, Mergy passait son haut-de-chausses d’écarlate, et, par le mouvement qu’il faisait, sa bourse tomba de sa poche ouverte. Il faut que le son qu’elle rendit lui parût autre qu’il ne s’y attendait, car il la ramassa sur-le-champ avec inquiétude et l’ouvrit.
– On m’a volé! s’écria-t-il en se tournant vers l’aubergiste.
Au lieu de vingt écus d’or que contenait sa bourse, il n’en trouvait que deux.
Maître Eustache haussa les épaules et sourit d’un air de mépris.
– On m’a volé! répéta Mergy en nouant sa ceinture à la hâte. J’avais vingt écus d’or dans cette bourse, et je prétends les ravoir: c’est dans votre maison qu’ils m’ont été pris.
– Par ma barbe! j’en suis bien aise, s’écria insolemment l’aubergiste; cela vous apprendra à vous anger de sorcières et de voleuses. Mais, ajouta-t-il plus bas, qui se ressemble s’assemble. Tout ce bon gibier de Grève, hérétiques, sorciers et voleurs, se hantent et frayent ensemble.
– Que dis-tu, maraud? s’écria Mergy, d’autant plus en colère qu’il sentait intérieurement la vérité du reproche; et, comme tout homme dans son tort, il saisissait aux cheveux l’occasion d’une querelle.
– Je dis, répliqua l’aubergiste en élevant la voix et mettant le poing sur la hanche, je dis que vous avez tout cassé dans ma maison, et je prétends que vous me payiez jusqu’au dernier sou.
– Je payerai mon écot et pas un liard de plus. Où est le capitaine Corn… Hornstein?
– On m’a bu, continua maître Eustache, criant toujours plus haut, on m’a bu plus de deux cents bouteilles de bon vieux vin, mais vous m’en répondrez.
Mergy avait fini de s’habiller tout à fait.
– Où est le capitaine? cria-t-il d’une voix tonnante.
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